(Sans titre)
L’ancienne attribution à Palma le Jeune ne peut
être prise en considération. L’œuvre de ce dessinateur
est fort bien connu grâce à une production
abondante qui a réussi à traverser les âges ;
tous ses dessins présentent des stylèmes fort
différents de ceux qui caractérisent celui-ci,
investi sur ses deux faces de signes véronésiens,
tant et si bien que l’on s’est demandé un certain
temps s’il ne pouvait pas revenir au peintre
véronais. Palma, en effet, n’est pas un héritier
stylistique de Véronèse.
Avant de se demander en quoi ce dessin ne peut
revenir à Véronèse lui-même, il faudrait
commencer par en définir les composantes
véronésiennes. Deux éléments, qui lui sont
idiosyncrasiques, sont à considérer : le premier
est d’ordre processuel et le deuxième, à proprement
parler, stylistique. Lizzie Boubli, dans son
ouvrage magistral sur la variante, a bien perçu
l’originalité de la méthode d’étude de
Véronèse, fondée sur la répétition « évolutive »
et « graduelle » des figures ou des groupes de
figures. C’est ce qu’elle appelle la « variante
progressive ». Sur la feuille grenobloise, une
figure de référence est variée sur toute la surface
du papier d’œuvre tant sur le recto que sur le
verso. Il s’agit d’une figure vue da sotto in su, très
certainement porteuse d’un contenu allégorique,
du moins pour celle étudiée au verso
(peut-être une Renommée soufflant dans une
trompette au verso, tandis que celle dessinée au
recto semble porter un plateau ou un bouclier),
destinée à orner une composition plafonnante.
Il est difficile de dire quelle est la figure matricielle
à partir de laquelle les autres ont été dessinées.
On peut néanmoins supposer que son concepteur-praticien a utilisé la surface du
papier en commençant par le centre. Cette
façon de faire permet de faire graviter, en cercles
concentriques décalés, les variantes autour de
la matrice centrale.
L’ordre stylistique véronésien se caractérise par
des signes de notation rapidement tracés. Ce
sont des formes réduites à des signes de reconnaissance
: des sortes de bâton pour les jambes
et les bras, des ovales ou des cercles pour la tête.
Il s’agit bien entendu, avant tout, d’établir une
ligne directrice dans la disposition de la figure.
Ce schématisme des formes, propre à toute
première pensée, n’empêche pourtant pas de
les affilier à une manière. Il est vrai que pour y
parvenir, il est nécessaire de considérer à la fois
et le style et le procédé.
Qu’est-ce qui fait que l’on ne peut attribuer à
Véronèse lui-même ce dessin? Pour répondre
à cette question, il est en fait nécessaire de
revenir sur les deux éléments idiosyncrasiques
que nous venons de décrire : la façon de
procéder et la façon de tracer. Véronèse, sur la
quasi-totalité des feuilles d’études dessinées à
la plume et à l’encre brune, varie de manière
progressive en commençant à partir du haut de
la feuille. Il y a de ce fait une sorte d’étagement
des variantes de disposition. Or, comme nous
venons de le voir, sur le dessin de Grenoble,
l’utilisation de l’espace est centrifuge. En
matière stylistique, les figures de Véronèse
présentent plutôt des terminaisons anatomiques
synthétiques et abrégées. Celles que l’on
peut voir sur ce dessin sont en revanche extrêmement
effilées et allongées (ce qui nous a
amené un temps à croire qu’Alessandro
Maganza pouvait en être l’auteur).
Toutes ces différences nous font dire que seul
un dessinateur proche de Véronèse a pu réaliser
ce dessin. La plupart de ses collaborateurs
directs sont des membres de sa famille, son frère
puîné, Benedetto, ses fils, Paolo, Gabriele et
Carletto. Seul Francesco Montemezzano
n’appartient pas à la cellule familiale. Mais force
est de reconnaître que l’on ne connaît peu ou
pas de premières pensées à la plume dues à
l’une ou à l’autre de ces figures, à l’exception
toutefois de Benedetto Caliari[1]. C’est peut-être
à un autre membre de son atelier que nous
n’avons pas encore nommé que pourrait
revenir cette feuille : Alvise Benfatto dit Dal
Friso, son neveu, qui entra dans sa bottega
autour de 1574. On connaît de lui plusieurs
études à la plume qui présentent des signes fort
proches[2]. Mais l’œuvre de ce véronésien n’étant
pas circonscrit avec certitude, il nous semble
préférable de rester prudent en faisant précéder
son nom de la mention traditionnelle :
« attribué à », tout en notant qu’une attribution
à un autre Vénitien, Leonardo Corona (1552-
1596), dont la manière picturale est plutôt
dominée par des références tintorettesques, a
été avancée. Son œuvre graphique reste encore
à étudier.
[1] Voir par exemple un dessin conservé au Louvre préparatoire à une peinture représentant la_ Naissance de la Vierge_, RF 39033.
[2] Voir notamment un dessin passé en vente chez Christie’s Paris, le 18 mars 2004, no 5, étudiant un Jugement de Salomon. L’allongement des figures est comparable. Voir aussi un dessin proposé à la vente par la galerie Mia N.Weiner sur le site : http://www.oldmasterdrawings.com/html/00420.2.shtml?tour=italian. Il s’agit d’une feuille d’études comportant de nombreuses notations. Les attributions, néanmoins, ne sont pas certaines.
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