Autoportrait à l'âge de dix-sept ans
15,8 x 12,7 cm (hors marge)
« Je rente du Louvre, je dîne et de 5 h[eures] à 8h[eures] du soir, je me mets devant ma glace et en tête à tête avec la nature nous nous disons des choses qui valent mille fois plus que tout ce que la plus charmante femme peut dire, ah l’art ! », écrit Fantin-Latour à son ami Whistler le 26 juin 1859[1].
Entre 1853 et 1861, Fantin multiplie avec assiduité et régularité les autoportraits peints et dessinés, qui forment un ensemble unique dans son œuvre. Á la suite du peintre lui-même, on invoque souvent les commodités matérielles d’un genre qui dispense le peintre de rémunérer des modèles et lui garantit un « modèle qui est toujours prêt, […] exact, soumis, [que l’]on connaît avant de le peindre[2] ». Mais l’exercice est pour Fantin le support de multiples expérimentations, que son œuvre ultérieur ne laisse pas toujours soupçonner.
L’autoportrait lithographié (MG 1209-6) borne chronologiquement cet ensemble exceptionnel. Il s’agit en effet d’une reprise tardive du premier autoportrait connu de l’artiste, alors âgé de dix-sept ans[3], destinée à illustrer l’étude de Germain Hédiard sur les lithographies de Faint-Latour. Tourné de trois quarts vers la droite, le visage imberbe et juvénile émerge d’un fond noir et fixe le spectateur d’un regard à la fois posé et interrogateur. Un clair-obscur plonge la moitié du visage dans l’ombre et en dissimule les traits. On songe à Rembrandt dont Fantin est un fervent admirateur et un bon connaisseur. En effet, dès le milieu des années 1850, il copie et étudie peintures, dessins et estampes du maître. Il en rassemble aussi des reproductions, dont Victoria Fantin fait don en 1910 au Musée de Grenoble[4].
L’un des derniers autoportraits dessinés autonome est sans doute celui daté du 28 mars 1861 (MG 1467). La pose du modèle, tourné de trois quarts vers la droite, l’arrière-plan sombre dont vient se détacher une moitié du visage, l’expression et la moue enfin, quoiqu’un peu lasse, présentent bien des similitudes avec l’autoportrait de 1853 (voir note 3). La feuille de 1861 s’en distingue cependant par sa facture plus claire, son exécution large et assurée. Le travail au crayon vient structurer des hachures et de traits nerveux des zones préalablement ombrées à l’estompe (les cheveux et l’oreille droite par exemple). Avec une remarquable continuité, les autoportraits de 1853 et de 1861 mettent en scène un artiste distant, à l’œil scrutateur et impassible, tout à sa tâche d’observation de l’image reflétée dans le miroir. Ils ne possèdent pas la violence du troisième autoportrait de Grenoble (MG IS 68-2), entré en 1959 dans les collections. Inédit, celui-ci est daté de 1858 par Victoria Fantin et se rattache aux extraordinaires autoportraits à l’encre si appréciés aujourd’hui, et en particulier à deux feuilles célèbres des musées du Louvre et de Lille[5]. De petit format, la feuille dramatise la formule mise en place dès l’autoportrait de 1853 : à nouveau, le visage, en réserve, surgit d’un fond sombre, ici rapidement brossé au lavis puis vigoureusement hachuré de diagonales. Le côté gauche est obscurci d’un d’encre et strié d’un dense réseau de traits verticaux à la plume, si bien que l’œil de l’artiste ne se distingue plus et semble comme mutilé. La pose frontale du modèle, le cadrage serré et le traitement du sourcil gauche rehaussé d’un trait noir, accentuent la disparition de l’œil et l’emprise du regard monoculaire halluciné où se lit l’obsession de capturer sa propre image[6]. Métaphores de l’exigeant travail de confrontation de l’œil et de la main avec la nature qui constitue pour le Fantin réaliste des années 1850-1860 le socle de l’art, ces autoportraits dévoilent, avec violence parfois, une angoisse et un expressionnisme aux antipodes des impassible liseuses et couturières des premiers portraits. Ils ne forment pas pour autant une part secrète de l’œuvre. Le sort de quelques autoportraits de jeunesse dément en effet la discrétion proverbiale de Fantin-Latour, car l’artiste, si rétif à toute publicité, n’hésita pas à en offrir certains à ses amis[7].
Le don le plus important consenti par Fantin au musée ne fut-il pas l’autoportrait à l’huile avec lequel il avait espéré faire ses débuts sur la scène artistique, mais qui fut refusé par le jury du Salon de 1859 (MG 1334) ?
[1] Whistler Papers, Glasgow University Library.
[2] Fantin-Latour cité par Léonce Bénédite dans la préface de 1906, Paris, cat. exp., p.17.
[3] Voir FL 10, papier marouflé sur toile, 40x31 cm, D.B.DR. : 1853.
[4] MG 1660, don du 26 octobre 1910.
[5] Pour le dessin du Louvre, voir note 7 ; pour l’autoportrait du musée de Lille (W 2001), voir Brejon (dir.), 2004, n°885. Cet autoportrait est généralement daté de 1858-1860.
[6] Voir Derrida, 1990, et Fried, 200, p.97-113.
[7] Il donne ainsi à Bracquemond un célèbre autoportrait à l’encre, qu’il offre à son tour au musée du Luxembourg (musée du Louvre, département des Arts graphiques, fonds du musée d’Orsay, RF 12 814).