Etude d'anges musiciens
Attribuer ce dessin revient à rentrer dans des
histoires de famille. Ses caractéristiques stylistiques
le placent incontestablement dans une
communauté d’infra-manières, dérivant d’un
faire propre à Friedrich Sustris. Ce peintre est
une figure singulière. Il est à Munich pour le
duc Guillaume V ce que Vasari fut à Florence
pour les Médicis : il s’occupe du détail de tous
les arts. Il donne des modèles, conçoit des
projets, les contrôle et les gère. Il joue le rôle
d’un intendant des arts et d’un pourvoyeur de
dess(e)ins. En 1586, un décret ducal établit que
tous les artistes de la cour devront travailler
sous sa direction. C’est justement auprès de
Vasari à Florence où il se trouve entre 1563
et 1567, et sous les ordres duquel il travaille,
qu’il apprit, à son contact direct, son futur rôle
de « directeur artistique ». En 1568, il quitte
définitivement l’Italie où il est né – son père,
peintre également prénommé Lambert, d’origine
hollandaise, s’était établi à Venise – pour
Augsbourg, où il travaille d’abord pour Hans
Fugger, et pour Munich.
Pour répondre aux nombreuses commandes du
duc (décor fresqué de l’Antiquarium et du
Grottenhof à la Résidence de Munich, retables
de l’église des Jésuites dédiée à saint Michel à
Munich, décor du château de Landshut), il
s’entoure d’une kyrielle d’assistants, de collaborateurs
et d’élèves : des sculpteurs comme
Hubert Gerhard, des peintres confirmés comme
Pieter de Witt dit Peter Candid, dont le prénom
et le patronyme sont italianisés en Pietro
Candido, Hans von Aachen, Christoph Schwarz.
Certains de ces artistes sont allés en Italie ou s’y
rendront par la suite, ce qui signifie que tous ces
décors et peintures, ainsi que la matière stylistique
des dessins fournis par Sustris, sont fortement
imprégnés d’italianismes. Le duc lui-même
entretient avec quelques cours italiennes
des rapports très étroits, en particulier celles des
Gonzague à Mantoue et des Della Rovere à
Urbin. D’autres artistes moins confirmés –mais
certains deviendront par la suite des peintres de
première importance – sont aussi connus
comme Alessandro Paduano, Antonio Ponzano,
Antonio Maria Viani (1560 ?-1630) né à
Crémone, arrivé à Munich vers 1586, et qui
ensuite s’installe en 1592 à Mantoue pour
devenir prefetto delle fabbriche des Gonzague à
l’image de son maître, Carlo Santner, son beau-fils,
Adam Krumper (1540-c. 1625), sculpteur
et son fils Hans (c. 1570-1634), sculpteur aussi et
également architecte et concepteur de décor, ou
encore HansWerl (c. 1570-1608), peintre ayant
travaillé tout d’abord avec Paduano. Sustris tisse
avec certains d’entre eux des liens familiaux : il se
marie avec la soeur de Paduano, Brigida,
Antonio Maria Viani épouse une de ses filles,
Livia, et Hans Krumper épouse en 1592 une
autre de ses filles.
Si le dessin de Grenoble ne peut revenir à Hans
von Aachen, ni à Peter Candid ni encore à
Christoph Schwarz dont on connaît bien
l’œuvre graphique respectif, ce n’est bien
évidemment pas le cas pour les autres artistes
dont nous venons de citer les noms. D’Antonio
Maria Viani, on connaît cependant bien sa
manière de faire depuis quelques années grâce
à la publication d’une partie de son fonds d’atelier
conservé à Teplice. Mais la plupart de ces
dessins datent de sa période mantouanne et
présentent un faire contenant des signes
sustriens en très faible proportion. Les quelques
dessins qui lui sont attribués datant de la
période munichoise sont sujets à caution[1].
Sergio Marinelli serait toutefois enclin à lui
attribuer la feuille grenobloise. La découverte
d’un dessin passé récemment en vente[2] aurait
pu régler ce problème d’attribution.
Celui-ci appartient très certainement au même
dossier génétique. La forme du papier d’œuvre,
détouré autour d’une ligne de circonscription
faisant office de cadre, est quasiment la même
(elle est seulement inversée par rapport à celle
de Grenoble) et le sujet étudié, identique
puisqu’il s’agit également d’anges musiciens.
Tous deux présentent une graticulation surjacente.
La seule différence notable réside dans l’emploi d’un lavis gris-bleu pour le dessin londonien et d’un lavis brun pour le dessin Sotheby’s. Dans le catalogue de vente, ce dessin
est attribué à Hans Krumper, autre sustrien,
plus sculpteur que peintre mais qui conçut des
décors. Quelques-uns de ses dessins sont en
effet assez proches, tout comme le sont ceux de
Hans Werl dont un en particulier, attribué
récemment, étudiant tout autant des anges
musiciens pourrait être mis en regard[3]. On voit
combien tous ces dessins attribués à différents
collaborateurs de Sustris constituent de
véritables casse-tête attributifs.
La découverte du dessin passé en vente à Londres
en 2005 permet cependant de confirmer l’hypothèse
émise dans le catalogue de vente d’une
étude pour des volets d’orgue. La forme des
dessins va dans ce sens et l’iconographie des
anges musiciens convient particulièrement à
l’ornementation de cet instrument de musique.
Reste à savoir si ce projet de décor peint ornait
l’avers ou le revers des panneaux qui étaient
ouverts lorsque l’orgue était joué. La présence
sur les deux dessins sur les petits côtés d’une
ligne ressautée laisse penser que son concepteur
avait l’intention d’installer les charnières à cet endroit, ce qui voudrait dire que les deux
dessins étudient des compositions qui devaient
être peintes sur les revers des volets.
Nous n’avons malheureusement pas trouvé de
volets d’orgue en rapport. Signalons toutefois
l’existence de deux panneaux oblong et circulaire
en ivoire encastrés sur l’orgue de la chapelle
impériale de la Résidence à Munich représentant
tout comme sur les dessins de Grenoble et
de Sotheby’s des anges sur des nuées jouant du
luth, de la viole de gambe, de la viole de bras, de
la flûte, du trombone à coulisse, de l’orgue
positif. Ces panneaux sont attribués à
Alessandro Paduano. Ils ont sûrement été
peints à partir de dessins de Sustris. C’est
surtout dans une gravure de Jan Sadeler, d’après
une invention de Peter Candid, que l’on
retrouve des poses et des attitudes comparables[4].
Peter Candid y a placé dans la partie supérieure
tout un groupe d’anges musiciens, faisant de cet
espace le lieu d’un véritable concert céleste.
Il peut sembler curieux de mettre dans ce
catalogue un dessin, très certainement réalisé
en Bavière dans les années 1590, par un artiste
de l’entourage de Friedrich Sustris. Cette
présence a simplement pour fin de montrer
combien les échanges stylistiques étaient
fréquents entre l’Italie et la Bavière, tout comme
l’étaient les voyages d’artistes italiens, nordiques
et germaniques ; ces connections et ces liens
étroits allant toutefois dans le sens d’une
hégémonie de l’Italie dans le domaine à la fois
du style, de la conception de la peinture et de
l’organisation des chantiers.
[1] Voir notamment un dessin conservé à l’Accademia à Venise, inv. 2528, préparatoire à une fresque du Grottenhof dans le Palais ducal de Munich (la Résidence). On sait par des documents que Viani fut amené à travailler sur cette fresque sous la direction de Sustris entre juillet et octobre 1587. Giulio Bora lui attribue et la fresque et le dessin. D’autres versions dessinées sont connues (une notamment à Innsbruck, Tiroler Landesmuseum Ferdinandum, inv. NR. DM 29, attribuée avec un point d’interrogation à Sustris).
[2] Sotheby’s, Londres, le 5 juillet 2005, lot 26. 29,3 x 15,3 cm. Plume et encre brune, encre grise, lavis d’encre brune, mise au carreau à la pierre noire. Ce dessin provient de Brno en Moravie. Mentionnons l’existence d’un autre dessin qui, à notre avis, pourrait appartenir au même dossier. Ce dessin est conservé au Hessischen Landesmuseum de Darmstadt et étudie cinq anges musiciens.
[3] Ce dessin est conservé à Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum, inv. Nr. Hz 4113.
[4] On pourrait faire appel à deux autres œuvres de Candid. Il s’agit de deux peintures représentant une Vierge de l’Assomption (Landsberg am Lech, Neues Stadtmuseum) datant de 1593 et une Vierge à l’Enfant sur un nuage entre saint Benoît et saint François (Augsbourg, église des Saints-Ulrichet- Afra). Des anges musiciens sont peints de part et d’autre de la Vierge.