Femme assise vue de trois quarts dos mettant ses bas

Federico Zuccari est à la fois peintre et fin lettré,
dessinateur hors pair et théoricien de l’art,
fresquiste confirmé et poète, grand voyageur et
académicien. Il est aussi un remarquable observateur
des gestes de la vie quotidienne. Et c’est
à travers le dessin qu’il développe son acuité
visuelle. Le dessin de Grenoble s’inscrit parfaitement
dans cette veine. À l’instar de la quasi-totalité
des copies dessinées qu’il réalise, d’après
des compositions de maîtres anciens ou
contemporains et de ses portraits, celui-ci
associe les deux crayons, la sanguine et la pierre
noire ; techniques qu’il privilégie pour ce type
de dessins alors qu’il préfère employer la plume
pour ses premières pensées ou ses études de
composition (mais il existe des exceptions à ce
partage des médiums).
Un autre dessin , présentant peut-être le
même modèle (mais c’est loin d’être certain),
est conservé au Nelson Atkins Museumof Art à
Kansas City[1]. Il montre selon un angle de vue
inversé une jeune femme vêtue d’une robe
différente de celle dessinée sur la feuille grenobloise.
Elle accomplit cependant une action
comparable : elle enfile ses bas.
Cette action, aussi ingénue et banale qu’elle soit
dans la vie d’une femme, se métamorphose
dans l’œil et sous les crayons de Federico en un
geste raffiné et élégant. Et la beauté du geste est
très certainement redoublée par les références
esthétiques et artistiques qu’il contient à un tel
point que l’on se demande ce que Federico a vu
dans cette action : un pur geste harmonieux
observé et capturé ou un geste tout aussi beau
et harmonieux mais révélé par la référence
véhiculée ? Zuccari connaît ses « classiques ». Il
les copie inlassablement durant ses voyages ; il
les étudie méthodiquement et les réutilise
parfois dans ses propres peintures. Le geste
qu’accomplit cette femme trouve ainsi son écho
dans une figure que Michel-Ange conçut pour
la scène dite des Baigneurs, dans la fresque non
aboutie de la Bataille de Cascina. On y voyait
un homme en bas à senestre remettant ses
chausses dans une position comparable à celles
dessinées par Zuccari sur les deux feuilles. Une
gravure d’Agostino Veneziano, de nombreuses
copies dessinées et une copie peinte par Aristotele
da Sangallo ont permis de conserver la
disposition originelle que Michel-Ange avait
imaginée sur son carton achevé en 1505. Federico ne pouvait pas ne pas la connaître et
ne pas voir dans le geste de cette femme une
figure à la Michel-Ange. C’est ce qu’Alain Roger
appelle « l’effet de Swann ». Cet effet doit être
compris au sens d’une ouverture ou d’une
« initiation au réel par la médiation des œuvres
d’art ». La figure conçue par Michel-Ange agit
comme un « schème artialisant » permettant à
Federico de mieux percevoir la beauté du geste
accompli par cette femme, tout comme la
beauté spécifique d’Odette de Crécy est révélée
par le rapprochement que Swann effectue avec
la Zéphora de Botticelli[2]. Cette opération
d’artialisation in visu, qui plus est, se dédouble.
Car pour pouvoir parler de figure à la Michel-
Ange, il faut être capable de la visualiser comme
telle. Or, en l’absence de signes graphiques ou
linguistiques, insérés sur le papier d’œuvre,
signalant le caractère référencé et/ou citatif de
la figure, seul le travail de l’association effectué
par le spectateur-connaisseur est à même
d’effectuer ce lien. Le connaisseur que je suis
artialise donc ce geste en le ramenant à son
modèle en suivant le processus analogue qui
dut arriver certainement à Federico Zuccari
lorsqu’il vit cette femme : mouvement d’association
qui l’amena à le dessiner.
Ce type de dessin est généralement daté du
séjour florentin du peintre qui se déroula
entre 1575 et 1579, au moment où il peint à
fresque avec l’aide de ses assistants et collaborateurs
le sujet du Jugement dernier, sur la coupole
du dôme de Florence. De nombreux portraits
de personnes connues de son entourage proche
(jouant en fait le rôle d’anonymes pour les
personnages du popolo cristiano) y sont insérés.
Federico, pour les réaliser, s’est servi de dessins
à la pierre noire et à la sanguine, proches dans
leur technique du dessin de Grenoble. Bien
entendu, et on le comprendra, on ne retrouve
pas la position de la jeune femme sur quelque
partie que ce soit de la fresque du dôme. Quant
à savoir s’il s’agit de sa femme, Francesca Genga,
qu’il épouse à Florence en 1578, ou d’une
servante, la question risque de rester en
suspens. On se permettra de dire toutefois que
les dessins où l’épouse du peintre est identifiée
avec certitude, montrent une femme plutôt
bien en chair ou accusant un très léger embonpoint,
ce qui n’est pas le cas de la jeune fille
dessinée sur la feuille grenobloise. Cela pourrait
en revanche être le cas pour le dessin conservé
à Kansas City.
[1] Federico Zuccari, Femmes assise vue de trois quarts dos mettant ses bas, Kansas City, Missouri, The Nelson Atkins Museum of Art, Gift of Milton MCGreevy, inv. F61-55/7 A.
[2] In Marcel Proust, Un amour de Swann.
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