Etude d'une main tenant une mèche de cheveux (avec reprises du pouce et de la main) et d'une tête

Annibale CARRACCI dit CARRACHE
XVIe siècle
Pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier bleu collé en plein
20,9 x 30,8 cm
Crédit photographique :
Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Acquisition :
Achat à M. Guichardot en 1875

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Ce dessin appartient au dossier préparatoire d’un tableau de dévotion d’Annibale Carracci représentant la Dérision du Christ, aujourd’hui conservé à la Pinacoteca Nazionale de Bologne. Peint pour le cardinal Odoardo Farnese, il a été réalisé au tout début du séjour romain de l’artiste, entre les années 1596 et 1597, au moment où Annibale était en train de peindre le décor du Camerino du palais Farnèse. Mancini dans ses Considerazioni sulle pittura écrites entre 1617 et 1621 mentionne son existence en rendant compte d’une conversation pleine d’esprit entre le peintre et son protecteur, commanditaire de l’œuvre. C’est d’ailleurs Mancini qui la date des premières années de la période romaine. Bellori, suivi par Malvasia, rapporte qu’elle fut exposée par les soins de son neveu, Antonio Carracci, sur le catafalque d’Annibale lors de ses funérailles officielles à Rome le 16 juillet 1609. À la lecture de ce témoignage, on comprend combien Annibale devait apprécier cette peinture toute vénitianisante tant dans ses couleurs que dans sa configuration. Les figures étudiées sur la feuille grenobloise préparent la tête d’un bourreau tirant les cheveux du Christ. La position de la tête se retrouve telle quelle sur la peinture (très certainement inspirée d’un buste antique vu sous un angle particulier, peut-être étudié d’après un modèle de la collection du cardinal, tant les traits du visage sont réguliers et comme classicisants) ; celle de la main est en revanche légèrement différente. Si, dans la peinture, le geste d’agrippement semble violent, dans le dessin, ce même geste est empreint de délicatesse comme si le cheveu tenu était un fil précieux. Annibale a en fait concentré son attention graphique sur l’ouverture des doigts sans tenir compte a priori pleinement de l’objet tenu. Mais c’est surtout l’identité de la personne à qui appartient cette mèche qui rend ce dessin curieux puisqu’il s’agit du bourreau du Christ. On est ainsi face à une rencontre improbable : la main du bourreau est en train de tirer ses propres cheveux. Cette forme de montage à rebours, presque surréaliste (mais là, c’est l’œil d’un regardeur du XXIe siècle qui parle, habitué qu’il est aux procédés surréalistes ou dadaïstes), nous oblige à mettre en place une sorte de scénario pour comprendre ce télescopage incongru. Le problème principal tient dans l’établissement d’une chronologie avérée des éléments dessinés : lequel de la tête ou de la main a été tracé en premier ? Ce séquençage temporel est difficile à déterminer. Il semblerait toutefois que la tête ait été dessinée en premier lieu. L’argument avancé pour appuyer cette hypothèse réside dans le fait que les deux reprises avec variantes infimes de cette main semblent tenir compte de la présence de la tête : elles tournent autour d’elle, comme si celle-ci était le pivot central autour duquel Annibale a dessiné. Qu’il faille séparer mentalement les deux études en cours, celle de la main et celle de la tête, est une opération habituelle dans le processus d’étude. Mais qu’Annibale ait réuni sur le même plan diégétique la tête et la main, en comblant l’intervalle séparant les deux éléments par l’interposition d’une mèche, là est la chose incongrue. Du coup, cela voudrait dire que le bourreau joue temporairement le rôle du Christ. Il est acteur non plus de lui-même, mais de celui qu’il tourne en dérision.
Que faut-il comprendre dans cette forme de déplacement graphique? On pourrait répondre à cette question en disant que ce travail de (dis)simulation fait partie du processus d’étude : on est face à une forme de focalisation heuristique interne opérée avec une mise en réserve désactivée. Cela veut dire qu’Annibale a d’abord pensé le geste de préhension de la main en faisant abstraction du contexte diégétique même. C’est, ou plutôt c’était, une mise en réserve classique de l’élément tenu. Seul le geste comptait. Puis, dans un second temps, cette mise en réserve est désactivée lorsque Annibale[1] relie les deux éléments. Une mise en contextualisation fictive est mise en place. Annibale s’est alors certainement rendu compte de l’effet obtenu, éloigné de l’intention initiale qui était de montrer un geste empreint de violence. Ce n’est bien entendu pas sur ce dessin que ce problème est résolu. Récemment est passé en vente aux enchères un dessin[2] qui pourrait être celui où la jonction des éléments trouve son lieu d’élection. On y voit clairement dessinés le bourreau, le Christ et surtout la main agrippant les cheveux de ce dernier. Une reprise figure à proximité. L’articulation des figures et des gestes se fait non seulement dans un contexte diégétique vraisemblable (la disposition est ainsi clairement établie et semble satisfaire Annibale puisqu’on la retrouve pratiquement telle quelle dans le tableau), mais surtout s’exprime avec une force qui préfigure l’expression des passions des figures telle qu’elles apparaissent sur la peinture. Cette force réside dans le close-up des figures, comme encadrées par les deux mains du bourreau, et dans le jeu de regard entre le Christ et son tortionnaire, empreint, d’un côté, de souffrance et tout à la fois de miséricorde, et de l’autre côté, de méchanceté, uniquement de méchanceté. Un dessin conservé à l’Albertina à Vienne reprend presque trait pour trait, également à la sanguine, la composition centrale[3]. S’agit-il d’une copie autographe ou allographe dessinée par un de ses plus proches assistants et élèves ? Il se pourrait a contrario que ce soit à partir de ce dessin que celui aujourd’hui à Los Angeles ait été réalisé. Le problème reste cependant ouvert.


[1] Bien entendu, nous supposons que l'interposition de cette mèche est autographe.
[2] Christie’s Londres, le 5 juillet 2005, lot 40. Sanguine ; 24,5 x 21,4 cm.
[3] Inv. 2071 ; sanguine ; 14 x 16,5 cm. Le dessin a une provenance prestigieuse puisqu’il a appartenu à Pierre Crozat.

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