Etude d'une main tenant une mèche de cheveux (avec reprises du pouce et de la main) et d'une tête

Ce dessin appartient au dossier préparatoire
d’un tableau de dévotion d’Annibale Carracci
représentant la Dérision du Christ,
aujourd’hui conservé à la Pinacoteca Nazionale
de Bologne. Peint pour le cardinal Odoardo
Farnese, il a été réalisé au tout début du séjour
romain de l’artiste, entre les années 1596
et 1597, au moment où Annibale était en train
de peindre le décor du Camerino du palais
Farnèse. Mancini dans ses Considerazioni sulle
pittura écrites entre 1617 et 1621 mentionne son
existence en rendant compte d’une conversation
pleine d’esprit entre le peintre et son protecteur,
commanditaire de l’œuvre. C’est d’ailleurs
Mancini qui la date des premières années de la
période romaine. Bellori, suivi par Malvasia,
rapporte qu’elle fut exposée par les soins de son
neveu, Antonio Carracci, sur le catafalque
d’Annibale lors de ses funérailles officielles à
Rome le 16 juillet 1609. À la lecture de ce témoignage,
on comprend combien Annibale devait
apprécier cette peinture toute vénitianisante tant
dans ses couleurs que dans sa configuration.
Les figures étudiées sur la feuille grenobloise
préparent la tête d’un bourreau tirant les
cheveux du Christ. La position de la tête se
retrouve telle quelle sur la peinture (très certainement
inspirée d’un buste antique vu sous un
angle particulier, peut-être étudié d’après un
modèle de la collection du cardinal, tant les
traits du visage sont réguliers et comme classicisants)
; celle de la main est en revanche légèrement
différente. Si, dans la peinture, le geste
d’agrippement semble violent, dans le dessin,
ce même geste est empreint de délicatesse
comme si le cheveu tenu était un fil précieux.
Annibale a en fait concentré son attention
graphique sur l’ouverture des doigts sans tenir
compte a priori pleinement de l’objet tenu.
Mais c’est surtout l’identité de la personne à qui
appartient cette mèche qui rend ce dessin
curieux puisqu’il s’agit du bourreau du Christ.
On est ainsi face à une rencontre improbable : la
main du bourreau est en train de tirer ses
propres cheveux. Cette forme de montage à
rebours, presque surréaliste (mais là, c’est l’œil
d’un regardeur du XXIe siècle qui parle, habitué
qu’il est aux procédés surréalistes ou dadaïstes),
nous oblige à mettre en place une sorte de
scénario pour comprendre ce télescopage
incongru. Le problème principal tient dans
l’établissement d’une chronologie avérée des
éléments dessinés : lequel de la tête ou de la
main a été tracé en premier ? Ce séquençage
temporel est difficile à déterminer. Il semblerait
toutefois que la tête ait été dessinée en
premier lieu. L’argument avancé pour appuyer
cette hypothèse réside dans le fait que les deux
reprises avec variantes infimes de cette main
semblent tenir compte de la présence de la tête :
elles tournent autour d’elle, comme si celle-ci
était le pivot central autour duquel Annibale a
dessiné. Qu’il faille séparer mentalement les
deux études en cours, celle de la main et celle
de la tête, est une opération habituelle dans le
processus d’étude. Mais qu’Annibale ait réuni
sur le même plan diégétique la tête et la main,
en comblant l’intervalle séparant les deux
éléments par l’interposition d’une mèche, là est
la chose incongrue. Du coup, cela voudrait dire
que le bourreau joue temporairement le rôle du
Christ. Il est acteur non plus de lui-même, mais
de celui qu’il tourne en dérision.
Que faut-il comprendre dans cette forme de
déplacement graphique? On pourrait répondre
à cette question en disant que ce travail de (dis)simulation fait partie du processus
d’étude : on est face à une forme de focalisation
heuristique interne opérée avec une mise en
réserve désactivée. Cela veut dire qu’Annibale
a d’abord pensé le geste de préhension de la
main en faisant abstraction du contexte diégétique
même. C’est, ou plutôt c’était, une mise
en réserve classique de l’élément tenu. Seul le
geste comptait. Puis, dans un second temps,
cette mise en réserve est désactivée lorsque
Annibale[1] relie les deux éléments. Une mise en
contextualisation fictive est mise en place.
Annibale s’est alors certainement rendu compte
de l’effet obtenu, éloigné de l’intention initiale
qui était de montrer un geste empreint de
violence. Ce n’est bien entendu pas sur ce dessin
que ce problème est résolu. Récemment est
passé en vente aux enchères un dessin[2] qui
pourrait être celui où la jonction des éléments
trouve son lieu d’élection. On y voit
clairement dessinés le bourreau, le Christ et
surtout la main agrippant les cheveux de ce
dernier. Une reprise figure à proximité. L’articulation
des figures et des gestes se fait non seulement
dans un contexte diégétique vraisemblable
(la disposition est ainsi clairement établie et
semble satisfaire Annibale puisqu’on la retrouve
pratiquement telle quelle dans le tableau), mais
surtout s’exprime avec une force qui préfigure
l’expression des passions des figures telle
qu’elles apparaissent sur la peinture. Cette force
réside dans le close-up des figures, comme
encadrées par les deux mains du bourreau, et
dans le jeu de regard entre le Christ et son
tortionnaire, empreint, d’un côté, de souffrance
et tout à la fois de miséricorde, et de l’autre côté,
de méchanceté, uniquement de méchanceté.
Un dessin conservé à l’Albertina à Vienne reprend presque trait pour trait, également
à la sanguine, la composition centrale[3].
S’agit-il d’une copie autographe ou allographe
dessinée par un de ses plus proches assistants
et élèves ? Il se pourrait a contrario que ce soit
à partir de ce dessin que celui aujourd’hui à
Los Angeles ait été réalisé. Le problème reste
cependant ouvert.
[1] Bien entendu, nous supposons que l'interposition de cette mèche est autographe.
[2] Christie’s Londres, le 5 juillet 2005, lot 40. Sanguine ; 24,5 x 21,4 cm.
[3] Inv. 2071 ; sanguine ; 14 x 16,5 cm. Le dessin a une provenance prestigieuse puisqu’il a appartenu à Pierre Crozat.
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