Tisch N° 5
D’origine roumaine, Daniel Spoerri est un
artiste qui, en 1960 à Paris, a pris part à
l’émergence du mouvement des Nouveaux
réalistes sous l’égide de Pierre Restany aux
côtés de Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle,
Arman, Raymond Hains, Jacques Villeglé et
François Dufrêne. Au sein de cette avant-garde
qui a la réalité pour credo, l’artiste poursuit
une démarche d’appropriation du réel à partir
d’objets du quotidien. Sensible à la culture
gastronomique au point de collectionner plus
de mille ouvrages sur ce thème, Spoerri étend
dès 1963 au champ culinaire sa critique de
l’obsolescence des biens et des excès de la
société de consommation, considérant l’acte
de manger comme un élément-clé du processus
de civilisation. Dans ce contexte, il intègre les
reliefs de repas à ses « tableaux-pièges » dont le
principe, inventé en 1959, consiste à présenter
à la verticale des objets assemblés sur un plan
horizontal.
Tisch n° 5, qui réunit sur un panneau bleu
la vaisselle et les restes d’un déjeuner, se
regarde comme une sorte d’autoportrait
du repas consommé. Il s’agit là du fragment
d’un banquet qui s’est déroulé le 4 novembre
1968 au restaurant Spoerri à Düsseldorf,
qui comptait parmi ceux qu’à partir de 1963
l’artiste a ouverts de façon temporaire dans
plusieurs villes européennes, des lieux prisés
tant pour l’originalité de leur carte (omelettes de
fourmis grillées…) que pour les performances
gastronomiques qui s’y déroulaient, comme
« les œufs sont faits, rien ne va plus », qui
permettait de gagner un menu à base d’œufs.
La composition de ce tableau-piège associe
poétiquement le hasard au rituel de la
convivialité : assiette, cendrier, verres, panière
et autres petits objets flottent à la dérive sur
la partie supérieure du support indigo comme
autant de vaisseaux abandonnés. En redressant
ensuite à 90° ce qui se trouvait à l’horizontale,
l’artiste transforme la table en une forme de
nature morte d’un genre nouveau qui témoigne
de façon presque archéologique de ce qui fut
consommé à un moment donné. Ce témoignage
d’un temps suspendu illustre magistralement le
souhait de l’artiste de bouleverser les frontières
traditionnelles entre l’art et la vie en intégrant
le public au processus même de création de
l’œuvre d’art, ceci tout en interrogeant la place de
l’alimentation dans notre culture.