Esquisse pour Le Corsaire

Caricaturiste de génie, usant de son crayon comme d’une arme redoutable, Honoré Daumier doit sa très grande notoriété à sa collaboration permanente avec les organes de presse satiriques de son temps pour lesquels il fournit un nombre considérable de lithographies et de gravures sur bois. Ses premières charges, parues dans La Caricature, sont politiques et lui valent, en même temps que le succès, d’être emprisonné six mois en 1832 pour avoir osé transformer le roi Louis-Philippe en Gargantua[1]. Abandonnant la caricature politique après le rétablissement de la censure en 1835, Daumier se tourne vers la satire sociale et commence sa collaboration hebdomadaire avec Le Charivari. Ce dessin, d’une incroyable verve graphique, est une première idée pour un projet de frontispice que Daumier réalise pour le journal d’avant-garde Le Corsaire[2], quotidien dédié aux spectacles, à la littérature, aux arts, aux mœurs et aux modes. Les circonstances de la commande de cette vignette – destinée à remplacer celle de Tony Johannot, trop usée pour être imprimée –, sont précisément racontées dans les Souvenirs du poète Théodore de Banville qui collabore au journal[3]. C’est sur sa proposition que l’on fait appel à Daumier. Pour la somme de cent francs, l’artiste est invité à traduire l’idée que Le Corsaire est une plume qui telle un navire, vomit le feu par les sabords et tient le cap dans la tempête. Si l’on en croit le témoignage du poète, Daumier aurait répondu que « le diable emporte les allégories qui n’ont ni queue ni tête ! », ajoutant au passage qu’un « journal n’est pas un navire et qu’un corsaire n’est pas un écrivain[4] ! » Déclinant dans un premier temps l’offre faite par le journal, il se fait longtemps prier avant de finalement se décider. « Un jour, raconte Banville, devant moi, sans préparation, sans transition, sans provocation, à propos de rien, Daumier prit un bois parfaitement net et uni, et en une heure […], il improvisa, exécuta avec une verve inouïe le dessin du Corsaire, un absolu chef-d’œuvre[5]. » Ce témoignage du poète induit l’idée que le dessin du Corsaire s’est fait directement sur le bois, sans dessin préalable sur papier, ce qui est une pratique courante chez Daumier. Cependant, la feuille de Grenoble et celle, plus précise et rehaussée de lavis d’encre de Chine, figurant dans le catalogue raisonné d’Erik Maison en 1968[6], laissent à penser que Daumier a fait précéder sa performance devant Banville de quelques croquis préparatoires rapides où se met en place son idée. Dans ce fouillis de traits énergiques, on distingue la forme d’un bateau, conduit par un timonier placé tout en haut, quand une foule de gens grouille tout autour. Nous devons à Théodore de Banville l’explication iconographique de ces deux dessins : « Sur le premier plan, des Robert-Macaires, des avocats, des juges prévaricateurs, des jongleurs, des prostituées, des généraux chimériques, tombaient foudroyés, coupés en deux, assommés comme des marionnettes, et au loin, sur la mer tranquille, dans un nuage de fumée, on voyait tout petit le brick d’où était parti le coup de canon vengeur qui avait jeté à terre tous ces polichinelles[7]. » Il semble que de nombreuses différences séparent les deux feuilles du tracé sur bois réalisé par l’artiste. Refusé par le rédacteur en chef Claude Vimaître, horrifié par la proposition, le bois ne sera pas gravé et restera en possession de ce dernier. Le dessin du musée de Grenoble, acheté par Andy-Farcy dans une vente publique en 1940, provient de la collection de Roger Marx, comme l’atteste le cachet en bas à gauche, apposé par la veuve sur les feuilles constituant sa part. La deuxième feuille a exactement la même provenance. On sait que le critique d’art et inspecteur général des beaux-arts, amateur passionné de Daumier, achète à sa veuve en 1890 un ensemble de dessins[8] parmi lesquels devaient figurer ces deux feuilles. L’incroyable modernité du traitement de la ligne, qui n’est pas sans évoquer Alberto Giacometti, justifie ici pleinement l’appréciation de Baudelaire. : « Il dessine comme les grands maîtres. Son dessin est abondant, facile, c’est une improvisation suivie[9]. » Impossible à dater précisément, cette feuille étonnante doit pourtant être située avant 1854, date à laquelle Claude Vimaître meurt.
[1] Honoré Daumier, Gargantua, 15 décembre 1831, lithographie non publiée dans_ La Caricature_ mais exposée en vitrine et qui fait grand bruit. Paris, Bibliothèque nationale, département des Estampes et de la Photographie, Dc 180b, Ft2, tome 1. Dans cette fameuse planche lithographiée, le roi, dont la tête arbore une forme de poire, est assis sur une chaise percée et évacue ce qu’il avale avec gloutonnerie : les écus du peuple qui trime à ses pieds.
[2] Le Corsaire, quotidien, paraît de 1822 à 1844. Il devient à cette date et jusqu’en 1858, Le Corsaire-Satan.
[3] Théodore de Banville (1823-1891) est un poète romantique, puis parnassien, en même temps qu’un critique et chroniqueur littéraire. Il collabore à divers journaux dont Le Corsaire. Ses mémoires sont publiées en 1882 : Théodore de Banville, Petites Études, Mes souvenirs, Victor Hugo, Henri Heine…, Paris, 1882.
[4] Théodore de Banville, op. cit., p. 166.
[5] Ibid., p. 167-168.
[6] Karl Eric Maison, Honoré Daumier, catalogue raisonné of the Paintings, Watercolors and Drawings, Londres, 1968, t. 2, n° 826, p. 268, repr. pl. 320.
[7] Théodore de Banville, op. cit., p. 168.
[8] Voir Louis-Antoine Prat, « Honoré Daumier (1808-1879), la politique, la justice, le peuple », in Le Dessin français au XIXe siècle, Paris, Louvre Éditions/Musée d’Orsay/Somogy, 2011, p. 351.
[9] Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes français, Daumier », L’Artiste, 24-31 octobre 1858, réédité dans Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, L’art romantique, Paris, 1962, p. 280.
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