Portrait de Paul Dermée

Amedeo MODIGLIANI
vers 1918 - 1920
33 x 25,6 cm
Crédit photographique :
Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Acquisition :
Achat en vente publique à l' Hôtel Drouot en 1937

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[Catalogue de l'exposition Italia moderna. La collection d'art moderne et contemporain italien du musée de Grenoble, 19 mai-4 juillet 2021]

Figure mythique de l’École de Paris, Modigliani a connu une destinée fulgurante et tragique, qui n’est certainement pas étrangère à son succès et à sa légende. Fils d’Eugénie Garsin et de Flaminio Modigliani, originaire d’une famille juive de Livourne, le jeune artiste d’une santé fragile s’installe à Paris en 1906, après une formation dans les écoles des Beaux-arts de Florence et de Venise. Cultivé et sensible, il découvre alors, comme de nombreux artistes affluant de toute l’Europe, un Paris en pleine ébullition : c’est le temps de la consécration des Fauves au salon d’automne, de la rétrospective Gauguin en 1905 mais aussi de l’exposition d’hommage à Cézanne en 1906. De 1909 à 1913, hébergé à Montparnasse chez Brancusi, Modigliani s’adonne d’abord à la sculpture. Mais le marchand Paul Guillaume le convainc rapidement de se consacrer à la peinture. C’est au coeur des années de la Première Guerre mondiale que l’artiste élabore son style si particulier, inspiré de l’art de Cézanne, du primitivisme, mais aussi des maîtres classiques découverts dans ses premières années italiennes. Maurice de Vlaminck décrivait ainsi l’artiste : « Modigliani était un aristocrate. Son oeuvre entière en est le puissant témoignage. Ses toiles sont empreintes d’une grande distinction. » Loin de la voie tracée par les avant-gardes, à l’écart du cubisme, du futurisme et des abstractions, Modigliani impose à son oeuvre, exclusivement consacrée au portrait et au nu, puissance et singularité. D’un tempérament fougueux et extrême, bohême et vagabond, l’artiste est âgé de 36 ans, quand il meurt prématurément en 1920 d’une méningite tuberculeuse foudroyante. Sa compagne, Jeanne Hébuterne, alors enceinte, se jette de désespoir par la fenêtre.

C’est par l’intermédiaire du peintre Moïse Kisling que Modigliani obtient un contrat avec le marchand Léopold Zborowski (qui fut le premier détenteur de ce tableau). Le mécène et son épouse s’installent, à Paris en 1917. Ils proposent alors à Modigliani une chambre de leur appartement transformé en atelier, et fournissent à l’artiste matériel et modèles. Amie des Zborowski, Lunia Czechowska est l’un d’eux. Quand son mari est envoyé sur le front en 1917, Modigliani fait d’elle une dizaine de portraits. Le visage oblong de la jeune femme correspond au goût de l’artiste. Resté fidèle à ce canon immuable, Modigliani confère à toutes ses effigies féminines la grâce des vierges du Quattrocento. Et ses portraits demeurent jusqu’à la fin de sa vie teintés d’un « maniérisme longiligne, épuré tout entier contenu dans un graphisme élégant et sec » (Pierre Cabanne). Représentée dans un intérieur dépouillé, Lunia paisible et rêveuse, dans ce portrait poétique et racé intitulé Femme au col blanc, dit combien le vocabulaire, pourtant limité de Modigliani, demeure ici encore une source inépuisable de grâce. Le visage énigmatique de la jeune femme doit sa forme particulière aux masques africains, et sa douceur angélique aux Primitifs toscans. Ses yeux sans prunelles, son regard bleu pâle et absent, en font un personnage insaisissable, plongé dans une méditation profonde, hors du temps. La modèle et le peintre restèrent amis jusqu’à la mort tragique du peintre. En France, le musée de Grenoble est le premier à faire entrer une oeuvre de Modigliani, en 1923, dans ses collections.

L’expérience de la sculpture, définitivement interrompue en 1913, a certainement et paradoxalement joué un rôle important dans la singularité du langage plastique de Modigliani, inspirant autant le style inédit de ses dessins que celui de ses peintures. Jalonné de visages expressifs, son oeuvre entier est dévolu au portrait jusqu’à sa mort en janvier 1920. L’artiste, toujours en alerte et attentif à l’autre, aime à croquer ses proches. Dans ses dessins, lieux infinis d’expérimentations techniques (crayon, crayon gras, pastel, encre de Chine, aquarelle), Modigliani révèle son sens aigu de la ligne, son goût de l’arabesque, et sa capacité à exprimer l’essentiel en quelques traits. La Première Guerre mondiale est, dans ce domaine, une période particulièrement féconde. Paris s’est vidé de nombreux de ses artistes. Mais le peintre, réformé, continue de portraiturer ses amis de Montparnasse, Juan Gris, Mondzain, Soutine, Paul Guillaume, etc. Avec finesse et acuité, Modigliani se passionne pour l’analyse en profondeur des visages. Arthur Pfannstiel comparait les dessins de la période 1916-20 à des « sténogrammes, exposant à la fois l’état d’âme [du] modèle et le sien propre ».Toutes soumises aux mêmes caractéristiques techniques (trait précis, schématisation extrême, hachures ou estompe pour matérialiser le volume), ces figures, parfois peu aisées à identifier, parviennent à dire l’essentiel d’une personnalité. Les feuilles de la collection de Grenoble en témoignent et livrent, dans cet oeuvre plus volontiers dévolu à la figure féminine, de saisissants portraits d’homme.

Considéré à tort par le passé comme une effigie de Derain, et attribué à une main qui n’était pas celle de Modigliani, ce Portrait d'homme est aujourd’hui envisagé comme un simple portrait d’homme. Le sculpteur Jacques Lipchitz connaît Modigliani depuis trois ans déjà, quand il demande à l’artiste de faire son portrait et celui de son épouse. Le modèle du portrait de Gillet n’est pas connu. Il s’agit certainement d’un artiste de Montparnasse, probablement le sculpteur Lucien Gillet. L’esquisse figurant le poète et critique littéraire belge Paul Dermée, fondateur de la revue L’Esprit nouveau, révèle très clairement l’originalité du style de Modigliani, construit en marge du cubisme. À propos des portraits présentant un oeil fermé et un oeil ouvert, Léopold Survage, qui s’insurgeait de voir comment l’avait portraituré Modigliani, se vit rétorquer par l’artiste : « Parce que tu regardes le monde avec l’un ; avec l’autre, tu regardes en toi. » Il émane enfin du portrait de Pélagie, aux formes douces et rondes, aux yeux pensifs et tristes, une grande sérénité. Entre 1915 et 1920, avec ses dessins lyriques et sensibles, Modigliani a réalisé ce qu’il s’était proposé en 1902, dans une lettre à son ami Ghiglia : « J’essaierai de rendre visible et d’exposer pour ainsi dire la structure métaphysique de la vie. »

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