Torrent coulant entre les rochers

« Pour moi, l’aquarelle n’est qu’une écriture avec laquelle on prend des notes » aurait déclaré Gustave Doré au critique d’art René Delorme[1]. Pourtant, le format imposant de certaines d’entre elles, le fini de leur exécution, l’absence de toiles en relation – dont elles ne seraient que les études préparatoires – suggèrent que ses aquarelles de paysages sont avant tout des œuvres abouties, conservant cependant la fraîcheur et la spontanéité du travail sur le motif. On sait que l’artiste, fin observateur des éléments naturels, ne prend que quelques notes sur place et compose ses paysages en atelier « d’après des souvenirs », des « réminiscences », ajoutant à l’impression reçue la marque d’un imaginaire puissant. Visionnaire, plus attaché au pittoresque qu’à l’exactitude géologique, Gustave Doré accentue dans ses sites de montagne les effets de chaos et de vertige. Dans ce Torrent coulant entre les rochers – légué par le député de l’Isère Aristide Rey en 1931 en même temps que le_ Lac dans les sapins _ de 1846 – les parois verticales de la gorge soulignées par la silhouette des pins, l’horizon bloqué par une autre masse rocheuse, elle-même fendue dans toute sa hauteur, véhiculent un sentiment d’oppression que soulage seule la gamme colorée où les verts et les bleus s’entremêlent. Si le site n’est pas localisé, ses caractéristiques géomorphologiques le placent dans le massif des Pyrénées, les montagnes alpines offrant rarement des gorges d’une telle profondeur. Pour Philippe Kaenel, il s’agit sans aucun doute du Trou de l’Enfer, dans la vallée du Lys proche de Bagnères de Luchon, dont la cascade vertigineuse a fait l’objet d’une autre aquarelle, actuellement conservée au musée des beaux-arts de Pau. Mais dans la vue de Grenoble, l’artiste se place au pied des murailles rocheuses, dans le cours du torrent, ce qui accentue l’implication du spectateur et lui permet de se confronter à la démesure des éléments. Grandiose et ténébreux, Le Trou de l’Enfer au nom si évocateur ne pouvait que trouver une résonance dans l’imaginaire de Doré, illustrateur de L’Enfer de Dante. Ayant découvert très jeune les massifs alpins en compagnie de son père, l’artiste en gardera une impression profonde et c’est avec des paysages de montagne qu’il tente de percer au Salon en 1857. « Comme on pouvait s’y attendre, cette éducation pittoresque qui fut la mienne dès mon plus jeune âge suscita chez moi un goût immodéré pour les montagnes et les paysages montagneux », déclare-t-il dans son journal[2]. Mais c’est dans les Pyrénées, qu’il parcourt pour la première fois en 1855 pour croquer les sites les plus remarquables de la région en vue de l’illustration du Voyage aux eaux des Pyrénées de Taine, que l’artiste découvre la sombre magie des reliefs accidentés de ce massif. Ses vignettes lithographiées font écho au lyrisme du récit de Taine, destiné à susciter l’émotion des touristes, essentiellement conduits dans ces contrées par l’attrait des stations thermales. « [La rivière] s’engouffre dans un profond défilé de rochers rouges, dont plusieurs ont croulé ; le lit est obstrué de blocs ; les deux murailles de roches se serrent, et l’eau amoncelée rugit pour sortir de sa prison », écrit-il à propos d’une gorge, à une demie-lieu de Luchon[3], peut-être celle de notre dessin. Celui-ci n’est pourtant pas préparatoire à une illustration pour le Voyage aux Pyrénées, mais date plus probablement du dernier séjour de Gustave Doré dans cette région, en 1882, deux ans avant son décès. En effet, ce n’est qu’après 1873 que l’aquarelle devient le moyen d’expression privilégié de l’artiste dans ses paysages.
[1] René Delorme, Gustave Doré, peintre, sculpteur, dessinateur, Paris, 1879.
[2] Extrait du journal de Gustave Doré, cité en anglais in Blanche Roosevelt, The Life and Reminiscence of Gustave Doré […], Londres, 1885, p.44.
[3] Hippolyte Taine, Voyage aux eaux des Pyrénées, ill. de Gustave Doré, 1ère édition, Paris, 1855 (rééd. sous le titre de Voyage aux Pyrénées en 1858, puis en 1860).
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