Supermarché linéaire

Exposition En Roue libre, 1er avril-3 juillet 2022
Salle 7
Travelling
L’imaginaire cinématographique a profondément marqué l’art du XXe siècle. La naissance du Septième art, loin de signer la mort de la peinture, a montré la vitalité des confrontations et des apports mutuels entre ces deux arts. Walter Benjamin dans les années 1930 s’interrogeait : le cinéma n’apporte-t-il pas un changement radical dans la définition de l’art ? Dans tous les cas, la relation peinture/cinéma/photographie n’a cessé d’innerver les courants et les époques de l’expressionnisme à l’hyperréalisme en passant par l’abstraction et le Pop Art.
Par sa puissance visuelle, le cinéma a le pouvoir d’émouvoir, de fasciner, d’inquiéter. Le cinéma, c’est la vie même, c’est l’image en mouvement. La sensibilité et le regard des artistes sont au XXe siècle marqués par cette « image-mouvement » (Gilles Deleuze). Si la peinture a influencé bien des cinéastes, on voit aujourd’hui combien l’empreinte esthétique et technique du cinéma marque profondément la création contemporaine.
Art du temps et de l’image, le cinéma se définit par la pratique du montage et le dispositif de la projection. Le langage du cinéma avec ses spécificités - défilement, projection, récit et montage - devient une infinie source d’inspiration pour la création plastique. Les peintres comme les photographes puisent aux sources du langage filmique, s’inspirent de ses procédés techniques. La narration au cinéma happe le spectateur car elle est au plus proche du rythme de la pensée et des mécanismes inconscients. Aussi, depuis les années 1980, nombreux sont les peintres qui font des emprunts directs au Septième Art. Les frontières se brouillent entre la peinture et le cinéma, la photographie et la vidéo.
Véritables fabriques à rêves, les salles de cinéma sont venues modifier le paysage urbain. Dans ses photographies, le photographe japonais Hiroshi Sugimoto revient sur l’âge d’or du cinéma américain. Bien que désertés, les cinémas en plein air qu’il donne à voir avec leurs écrans destinés à la projection, rappellent l’ambiance et la foule qui s’y pressait, mais aussi les acteurs crevant l’écran, apparitions miraculeuses qui faisaient des films un enchantement. Pour le grand adepte du flou qu’est Sugimoto, le grand écran n’est plus une échappatoire, un au-delà de son quotidien, il est un simple écran blanc déconcertant au premier regard, une sorte de monochrome. Chacun sur ces pages blanches peut projeter ses rêves. Le cinéma demeure encore et toujours une affaire de désirs.
C’est plus particulièrement à partir de la seconde moitié du XXe siècle que les arts plastiques s’inspirent du cinéma expérimental qui exhibe lui-même la structure répétitive de l’image cinématographique. L’impensé du cinéma, la pellicule, soit la matière cinématographique structurée par la répétition d’images, devient ainsi visible. Nombres de peintres de Picasso à Warhol s’inspirent du processus cinématographique, du ruban filmique.
Dans certaines de ses peintures comme Flickery Move, le peintre allemand Eberhard Havekost donne le sentiment que son oeil de peintre est une caméra capable de saisir des variations infimes qui se produisent dans la continuité du temps. Dans ses polyptyques, il agence une multiplicité d’images ou de fragments d’images en une séquence unique. Il rassemble dans la simultanéité ce que l’expérience ordinaire du cinéma déploie dans la succession. Plus précisément, il produit un équivalent statique de l’enchaînement dynamique des plans cinématographiques. En décrivant un effet de zoom, il instille un sentiment d’inquiétante étrangeté à partir d’images objectives tirées de la banalité quotidienne. Il nous fait redécouvrir la puissance du plan fixe.
Dans l’univers de Philippe Cognée, les images à l’identité parfois flottante se forment lentement dans l’oeil du regardeur. La répétition comme structure, l’illusion d’un défilement évoquent le temps des cinéastes. Les effets de fondu-enchaîné, de surimpressions et les flous donnent à ses peintures l’allure de flash back, d’images-souvenirs. Philippe Cognée crée des images fluides, comme tramées, diffuses, tendant à l’abstraction, telles celles trempées et lavées de Supermarché linaire où tout se brouille jusqu’à l’indiscernabilité, évoquant les paysages observés à travers la vitre d’un train. La peinture comme le cinéma enregistre le temps qui passe. L’image d’esprit cinématographique se fait l’écho de l’imagination en mouvement.
[Extrait du Journal de l’exposition En roue libre. Balade à travers la collection d'art contemporain du musée, musée de Grenoble, 1er avril-3 juillet 2022]
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