Fortin abandonné dans les environs de Tanger

Eugène DELACROIX
1832
16 x 23,7 cm
Crédit photographique :
VILLE DE GRENOBLE / MUSÉE DE GRENOBLE-J.L. LACROIX
Acquisition :
Legs de Léonce Mesnard en 1890, entré au musée en 1914 (n°1925 de l'Inventaire après décès)

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À l’exception de la série de dix-huit aquarelles abouties que Delacroix réalise à Toulon entre le 5 et le 20 juillet – pendant la quarantaine qui précède son débarquement en France –, et qu’il offre à son compagnon de voyage le comte de Mornay sous la forme d’un album [1], rares sont les feuilles, comme celle-ci, traitées entièrement dans cette technique. Dans ses dessins ou ses carnets du Maroc, croqués rapidement sur le motif au crayon graphite ou à la plume et à l’encre brune, l’aquarelle intervient le plus souvent en rehauts, soulignant un élément de costume, un détail d’architecture ou recréant le relief d’un paysage, sans toutefois masquer complétement le trait de construction sous-jacent. Ici, le tracé au crayon graphite s’efface sous les touches de couleurs liquides, aux tonalités sombres et lugubres qui confèrent au paysage une atmosphère romantique, plus écossaise que méditerranéenne. Les silhouettes des ruines, sombres et mangées par la végétation, encadrent de part et d’autre la vallée encaissée qui débouche au loin sur une trouée où se devine la mer. Delacroix excelle ici à rendre la nuance rosée du ciel, le foisonnement de la végétation, usant de toutes les nuances de vert, mais aussi le brusque contraste entre l’ombre des vestiges au premier plan et la douce lumière qui baigne les lointains. La zone de clarté au centre souligne la silhouette de la tour et donne l’illusion qu’un rai de soleil déchire soudain l’épaisseur des nuages. Identifier ce site n’est guère facile, car les ruines ne manquent pas dans le paysage marocain, à Tanger tout d’abord, puis dans le territoire traversé durant le long périple vers Meknès et même dans la campagne andalouse. Lors de sa première publication en 1987, ce dessin s’intitule juste « Rochers et vallons », sans localisation. Dans l’exposition de 1994-1995 à l’Institut du monde arabe, il est localisé aux alentours de Meknès et mis en relation avec la date du jeudi 15 mars [2], puis devient en 2006, le « vestige d’un fort dans la sierra », mais cette fois-ci en Andalousie. Maurice Arama identifie aujourd’hui cet édifice comme celui d’un fortin aux alentours de Tanger. S’agit-il de la ruine que l’on appelle le « Vieux Tanger » ou Tingis, décrite et dessinée par le baron Taylor dans le volume des Voyages pittoresques consacré à l’Afrique du Nord [3] ? Ce sont en tout cas ces vestiges, principalement byzantins et médiévaux, à l’est de la ville, près de la rivière El-Halc que Delacroix décrit dans ses Souvenirs : « … certaines ruines qu’on appelle le vieux Tanger, et dans lesquelles j’avoue que je ne pénétrai pas, malgré le projet que j’en fis plusieurs fois [4]. » Le site présenté serait alors identique à celui croqué à la plume dans le dessin précédent . Comme dans ses aquarelles de l’abbaye de Valmont de 1829 et 1831, Delacroix se montre dans cette feuille sensible à la poétique des ruines, ce qu’il exprime aussi dans ses écrits à propos de la forteresse de Tanger : « Une grande partie de cette enceinte est encore dans l’état où la mirent les Anglais en 1684 lorsque, après une passagère occupation, ils firent jouer la mine pour détruire ces murailles, qu’on voit gisantes çà et là par blocs amoncelés ou séparés par l’effet de l’explosion [5]. »


[1] Seules une dizaine de ces très belles feuilles sont réapparues sur le marché de l’art depuis leur dispersion en deux lots lors de la vente Mornay du 29 mars 1877. Elles sont aujourd’hui conservées au Louvre, au musée Fabre de Montpellier, au Metropolitan Museum de New York, au Fogg Art Museum de Cambridge, au Fine Arts Museum de San Francisco, les autres demeurant dans des collections privées.
[2] Album d’Afrique du Nord et d’Espagne : annotations et croquis pendant le voyage de Tanger à Meknès, Louvre, département des Arts graphiques, RF 1712 bis, fos 15v-16r : « Le chemin vers Meknès s’était mué en une suite de lacets que surplombaient de doux vallons. »
[3] Isidore Séverin Justin baron de Taylor, Voyage pittoresque en Espagne, en Portugal et sur la côte d'Afrique, de Tanger à Tétouan, Paris, librairie de Gide Fils, 1826, p. 259 et pl. 80.
[4] Eugène Delacroix, Souvenirs d’un voyage dans le Maroc, op. cit., p. 119.
[5] Ibid., p. 120.

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