La Mort de Caton d'Utique, d'après Matthias Stom
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Tiepolo n’a pas souvent peint ou dessiné de
sujets mettant en scène des morts de héros
antiques[1]. Il est vrai que ce type de sujets n’était
guère recherché en Europe dans la première
moitié du XVIIIe siècle. Il faudra attendre la fin
du siècle pour que l’horizon d’attente, en
matière de représentation de suicides
d’hommes vertueux, s’élargisse auprès d’une
opinion publique acquise à l’expression figurée
d’exempla virtutis. Caton d’Utique en est
l’exemple le plus éloquent. Partisan de Pompée,
il préféra se donner la mort en 46 av. J.-C. plutôt
que de se soumettre à César. Le détail de sa
mort est rapporté par Plutarque dans Les Vies
des hommes illustres (chapitre LXXVIII) : « [son
serviteur] une fois sorti, il tira l’épée et se
l’enfonça dans la poitrine ; mais, comme il se
servit de sa main avec moins de vigueur à cause
de son enflure, il ne se tua pas sur le coup. Il
avait de la peine à mourir. Il tomba de son lit et
fit du bruit […]. Aussi les serviteurs, qui s’en
aperçurent, poussèrent-ils de grands cris ; et son
fils et ses amis entrèrent tout de suite. En le
voyant tout souillé de sang et presque toutes ses
entrailles tombées à terre, mais respirant encore
et les yeux ouverts, tous furent épouvantés, et
le médecin qui survint tentait de remettre en
place les entrailles restées indemnes, et de
refermer la plaie. Mais lorsque Caton, reprenant
ses sens, s’aperçut de cette tentative, il repoussa
le médecin, déchira ses entrailles de ses mains,
et, rouvrant sa blessure, il mourut[2] ».
Tiepolo représente cette mort violente de
manière partielle. On a souvent dit que le
peintre vénitien supprimait ou ajoutait des
détails aux dispositifs iconographiques mis en
scène. Tel sacrifice d’Iphigénie ne comporte pas
le deus ex machina de la biche apparaissant dans
le ciel pour se substituer à la belle ou tel autre se
déroule près d’un tombeau, élément qui d’ordinaire
affilie ce sujet à celui du sacrifice de Polyxène. Dans La Mort de Caton de Grenoble,
Tiepolo oublie ainsi un attribut essentiel propre
non seulement à identifier le sujet dépeint mais
surtout à définir la teneur morale du héros
représenté. Plutarque raconte que Caton, décidé
à se suicider, se mit à lire le Phédon de Platon,
dialogue sur l’immortalité de l’âme. Ce livre,
que l’on retrouve d’ordinaire dans les œuvres
représentant ce sujet, n’est pas figuré. À la place,
pourrait-on dire, apparaît un chien en train de
laper le sang s’écoulant de la blessure du héros.
Il serait curieux de se demander si Tiepolo ne
fait pas acte de cynisme au sens propre et
étymologique du terme en traitant un tel sujet
empreint de stoïcisme…
On pourrait nous rétorquer que cette œuvre est
un dessin et qu’à ce titre elle n’est œuvre qu’en
devenir. Tiepolo a cependant fait de ce médium,
durant toute sa carrière, une fin en soi, sans
fonction préparatoire précise. Il se pourrait que
ce dessin rentre dans cette catégorie. Et si tel
n’avait pas été le cas et qu’une peinture en
rapport existait ou avait été projetée sans réalisation
effective, il nous faudrait rapporter le cas
d’un bozzetto (Stockholm, Nationalmuseum)
préparant une fresque peinte pour la chapelle
Colleoni de Bergame représentant La Décollation
de saint Jean-Baptiste. Tiepolo y a représenté
un chien qui, comme dans le dessin de
Grenoble, lape le sang du saint répandu à terre.
Dans l’œuvre finale, ce détail disparaît en
partie : il est tout simplement déplacé. Le
changement de contexte s’accompagne d’un
changement d’action et même de forme :
l’animal est maintenant figuré auprès de
Salomé et est devenu un petit chien de compagnie
alors que c’était auparavant, dans
l’esquisse, un chien de chasse. Tiepolo fait
œuvre de convenance. Il en aurait été peut-être
de même si le peintre avait transféré la disposition
dessinée sur une surface peinte.
Dessin de présentation de grand format, réalisé
dans les années 1730-17355, ou dessin en soi
vendu comme tel, cette œuvre graphique est,
quoi qu’il en soit, un exemple quintessencié de
la virtuosité de Tiepolo. Cette maîtrise est
double : dans l’art de la composition et dans la
pose rythmique du lavis d’encre brune. Tiepolo,
dans nombre de ses dispositions, place l’action
diégétique non pas au centre mais légèrement
en retrait. Dans ce dessin, on pourrait appliquer
la même remarque : le centre géométrique du
dessin est vide, exempt de tout signe iconique,
enfermé, pourrait-on dire, dans un quadrilatère
constitué des bras étendus de Caton, du
chien et de la jambe et des bras du jeune serviteur
(ou plutôt de son fils). Mais ce centre est
aussi plein, plein de l’intensité dramatique qui
s’y trame. C’est dans cet espace que Tiepolo
parvient à représenter l’irreprésentable : l’effroi
causé par la découverte de la mort du héros, le
choc péripétiel d’un suicide en train de se faire.
Les plages de lavis scintillant autour du buste
de Caton contribuent à accroître cet instant[3] :
son corps paradoxalement immaculé surgit de cette masse vibrante. L’espace de la réserve agit
comme une lame pénétrant dans l’œil du serviteur,
figure du spectateur dans le tableau.
Jusqu’ici, nous avons fait de la dispositio figurée
sur ce dessin une création originale de Tiepolo.
Nous nous sommes interrogé sur le statut du
dessin : dessin préparatoire ou dessin en soi ? Il
se pourrait cependant que seule la matière
stylistique soit de Tiepolo, le reste, c’est-à-dire
l’ordonnance, revenant à un autre artiste, ce qui
ferait de ce dessin tout bonnement une copie[4].
L’œuvre copiée est une peinture de Matthias
Stom (c. 1600 – après 1652), peintre hollandais
ayant principalement travaillé à Rome, puis à
Naples et ensuite en Sicile (mais Tiepolo savait-il
que ce tableau était de Stom?). Elle est
conservée au Museo di Castello Ursino à
Catane et se trouverait sur l’île depuis
l’origine. Comment Tiepolo eut-il accès à ce
tableau qui ne semble pas avoir été gravé ? Cela
reste un mystère[5]. Dans ce tableau, le livre de
Platon est bien représenté. Tiepolo ne reprend
donc que des éléments dirions-nous dispositionnels[6].
Les détails informant l’historia ne
l’intéressent pas. C’est le metteur en scène,
l’ordonnateur qui fait œuvre dans le dessin.
Cela voudrait dire que son statut est moins de
rendre compte de la totalité d’une dispositio que
de documenter un concetto : le quadrilatère
dans lequel s’inscrivent Caton, l’enfant et le
chien. Tiepolo reprend Stom en l’adaptant, en
le recentrant pourrait-on dire sur l’actio principale,
au détriment des parergues. Et comme
dans toute citation figurative aussi déformée et
tiepolisée qu’elle soit, aucun guillemet ne
permet de repérer l’acte d’insertion d’éléments
exogènes. Il est vrai que les arts du dessin ne
disposent d’aucun signe particulier pour
indiquer une telle insertion (à part les tableaux
dans les tableaux). Il est vrai surtout que la
fonction de ce dessin reste indéterminée : simple
copie documentaire, copie masquée destinée à
être adaptée en peinture (qui pouvait reconnaître
l’œuvre source cachée dans une collection
sicilienne ou dans quelque autre collection
que ce soit, due à un peintre de second rang? –
le risque était minime d’accuser Tiepolo de
plagiat), copie masquée destinée à alimenter le
marché. Les interrogations demeurent. Il est en
tout cas étonnant de constater que Tiepolo ait
copié/adapté une œuvre d’un artiste n’appartenant
pas au cercle habituel de ses références
historico-stylistiques, comme Véronèse.
[1] Citons pour les dessins, une Mort de Sénèque (Chicago, Art Institute, inv. 1959.36). Pour une reproduction, voir le site internet du musée.
[2] Traduit par Bernard Latzarus in http://ugo.bratelli.free.fr/Plutarque/ PlutarqueCatonUtique.htm
[3] Bernard Aikema a très bien montré que Tiepolo avait longuement étudié les dessins au lavis du Guerchin dont il possédait au moins un exemple; Aikema, 1996, p. 103-105.
[4] Pour raconter les choses telles qu’elles se sont passées, il faudrait dire que nous avons découvert par hasard que la disposition de ce dessin reprenait celle de Stom. Puis nous nous sommes aperçu que H. Pauwels, spécialiste du peintre, avait déjà fait cette découverte, restée inaperçue par les tiépolistes (ou tiépologues) car le dessin de Grenoble n’est pas reproduit (tout comme d’ailleurs le tableau de Stom conservé à Catane) et surtout l’ouvrage de Pauwels est écrit dans une langue (le néerlandais) que ne pratiquent guère les dits tiépolistes (ou tiépologues).
[5] Les sources ne mentionnent pas un voyage en Sicile. Peut-être existait-il dans une collection vénitienne (ou allemande) une autre version identique. H. Pauwels (1953, p. 170) mentionne l’existence d’un tableau de Stom représentant ce sujet dans la collection d’Alessandro Savorgnan visible à Venise au XVIIIe siècle. Mais le descriptif aussi succinct soit-il ne correspond pas à celui du tableau de Catane : « Catton –mezza figura, di q.te 7 in ca Soaza dorata d’intaglio di Zuanne Stom. », voir Levi, 1900, II, no 583, p. 102.
[6] Le détail anecdotique du chien rentre dans le dispositionnel.
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