Les Travailleurs (Ave Picardia Nutrix)
Si Puvis de Chavannes est considéré comme l’un des pères du Symbolisme et un des grands initiateurs de la peinture moderne – admiré de Seurat, Gauguin, Picasso et Matisse – il n’en est pas moins un peintre officiel du Second Empire et de la Troisième République parmi les plus respectés et les plus sollicités pour orner d’ensembles décoratifs les nombreux bâtiments publics nouvellement construits. Car l’artiste est avant tout un décorateur et bon nombre de ses œuvres – des toiles monumentales marouflées – ne sont visibles qu’in-situ, en dialogue harmonieux avec l’architecture à laquelle il les destine. Puvis participe en effet à tous les grands chantiers décoratifs à partir de 1860 : le Panthéon, rendu au culte en 1885 – pour lequel il illustre à partir de 1874 la Vie de sainte Geneviève, aux côtés de Jules-Élie Delaunay et Joseph Blanc –, l’Hôtel de Ville de Paris ou encore les musées d’Amiens, Marseille, Lyon et Rouen, la Public Library de Boston ou l’amphithéâtre de la Sorbonne. La formule élaborée par Puvis de Chavannes pour son premier grand chantier de décoration au musée d’Amiens – langage allégorique, composition en frise, épuration des formes, absence de relief, réduction de la gamme colorée, éclaircissement des tons – lui vaut l’admiration de Théophile Gautier qui n’hésite pas à comparer l’artiste aux plus grands décorateurs maniéristes[1]. En 1865, l’artiste se voit confier la commande des deux derniers panneaux devant compléter le décor de l’escalier du musée. Il en conçoit lui-même le programme iconographique, choisissant d’illustrer « la terre fertile de Picardie » sous le titre d’Ave Picardia Nutrix (conservé au musée de Picardie, Amiens). Ce petit dessin à la sanguine prépare la scène de construction d’un pont qui se trouve dans le fond du panneau de droite, intitulé La Rivière , [2] consacré à l’été et à la fécondité de l’eau. D’un trait de sanguine énergique, repassé en de nombreux endroits, l’artiste met en place sa composition, organisant ses silhouettes d’ouvriers-charpentiers en trois groupes distincts : les premiers, à droite, sont occupés à porter des pièces de bois, au centre, d’autres les rabotent et les clouent quand les derniers, à gauche, font glisser les planches vers un bateau en contre-bas. De la dizaine de figures prévues dans ce croquis, l’artiste n’en retient que six dans le décor final, inversant au passage le sens de lecture. Ce dessin est à rapprocher d’une série de croquis d’ensemble, préparatoires à la Rivière, qui se trouvent au musée du Petit Palais à Paris (P.P.D.272(4), P.P.D.272(5), P.P.D.272(2)), au musée des beaux-arts de Marseille, Palais Longchamp (D.161) et au Palais des beaux-arts de Lille (W.2029 à 2032, W.2034 et 2035). Ces croquis rapides comme la pensée, réalisés au crayon graphite et à la plume, laissent deviner les nombreuses hésitations de l’artiste dans la mise en espace de son décor, le groupe des constructeurs de pont apparaissant peu à peu dans la composition pour combler le vide à l’arrière-plan de la rivière. Puvis, en digne élève de Thomas Couture[3], consacre de six mois à un an aux dessins préparatoires de ses grandes toiles décoratives, dans une démarche encore très académique qui fait succéder aux croquis d’ensemble, des études de figures où il fait poser le modèle, seul ou en groupe, nu, puis habillé.
[1] "M. Puvis de Chavannes […] n’est pas un peintre de tableaux ; il lui faut, non pas le chevalet, mais l’échafaudage et de larges espaces de murailles à couvrir. […] Il semble qu’il n’ait rien vu de la peinture contemporaine et sorte directement de l’atelier de Primatice ou de Rosso." Théophile Gautier, Abécédaire du Salon de 1861, Paris, 1861, p.103 et 104.
[2] L’esquisse du Métropolitain Museum de New York est une réplique du décor d’ensemble et non une esquisse préparatoire. François Blanchetière in Puvis de Chavannes, une voie singulière au temps de l’impressionnisme, Mathieu Pinette (dir. ), Amiens, musée de Picardie, Amiens, 2005, n°86.
[3] Puvis passe plusieurs mois dans son atelier en 1848-1849, après avoir suivi auparavant l’enseignement d’Henry Scheffer.
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