Enfant endormi

Pierre PUVIS DE CHAVANNES
vers 1879
12 x 11,8 cm
Crédit photographique :
Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Acquisition :
Don des héritiers de Puvis de Chavannes en 1899

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Le Pauvre Pêcheur est sans doute la plus symboliste des peintures de Puvis de Chavannes, celle qui a le plus fort retentissement sur la génération des artistes de 1880-1890 en quête d’un art idéaliste et synthétique, Paul Gauguin, Émile Bernard ou Maurice Denis, mais aussi sur Georges Seurat ou Aristide Maillol, qui tous deux en réalisent une copie. Seule œuvre achetée par l’État du vivant de l’artiste pour le musée du Luxembourg, cette peinture est pourtant accueillie fraîchement par la critique lors de sa présentation au Salon de 1881. La scène – un pauvre pêcheur dans son bateau, accompagné de ses deux enfants, l’un endormi, l’autre cueillant des fleurs – prend sous le pinceau de l’artiste des accents misérabilistes et mystiques : Joris-Karl Huysmans est « agacé par cette singerie de grandeur biblique », quand Paul Mantz y voit une « peinture de Vendredi Saint»[1]. Mais au fil du temps, l’opinion se transforme et l’apparente simplicité du sujet, son traitement épuré, ses formes synthétiques, ses coloris pastel, arrachent aux critiques et aux artistes des appréciations inspirées, confinant à l’adulation. Ainsi, Roger Ballu en 1887 : « Cette synthèse de la misère… Quelle impressionnante abstraction de pauvreté, de désolation, de déception navrante… L’œil a le plaisir des colorations et cela vous étreint la poitrine[2]. » Si l’attitude christique du pêcheur contribue à l’atmosphère religieuse du tableau, la présence de ce bébé couché dans l’herbe dans une pose étrange, plus proche de la mort que du sommeil, apporte une touche émouvante à la composition. Le bébé est pourtant absent des premières esquisses et croquis de l’artiste. Le dessin de Grenoble le montre endormi, abandonné au sommeil, détendu. Son petit corps, finement observé, a encore la douceur potelée de l’enfance. Il semble posé sur une surface moelleuse mais une mise en perspective étonnante le présente sous différentes facettes : sa tête est vue légèrement de dessous quand son corps est de face. Comme dans la _Jeune Fille soufflant sur une fleur _, l’usage du crayon noir et gras, rehaussé de craie blanche, affirme clairement la présence des volumes d’un corps observé sur le vif. Dans un autre dessin pour le même enfant endormi, le trait plus sec et linéaire du crayon graphite, hachuré dans les ombres, conserve encore à la pose un semblant de naturel. Le geste de la main tenant une balle remplace ici le bras étendu du dessin de Grenoble. Ces deux feuilles sont mises au carreau, signe d’une volonté de l’artiste de reporter cette figure à l’identique dans le tableau final. Dans la peinture, l’enfant perd pourtant ses volumes, son corps devient blafard, ses bras accusent une position improbable. Il semble flotter dans l’espace et le linge rouge qui l’entoure, en masquant en partie son corps, ajoute encore à son étrangeté. C’est en cet enfant abandonné sur la rive, seul au milieu des fleurs, comme dans le visage abattu du pêcheur, que réside la puissance émotive de la peinture et son infinie tristesse. Comme le souligne Paul Mantz, « il y a un accent douloureux dans cette brume ; dans ce néant, il y une émotion ! C’est une poignante image du dénuement, de l’abandon, de la misère irrémédiable »[3].


[1] Cité dans cat. Puvis de Chavannes, 1824-1898, Paris-Ottawa, 1976, p. 159.
[2] Ibid., note 1, p. 160.
[3] Ibid., p. 160.

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