Le Martyre de saint Vitus dans un chaudron d'huile bouillante

Johann Christian Thomas WINK
vers 1769
Plume et encre brune sur trait sous-jacent au graphite, lavis d'encre brune, aquarelle, rehauts de gouache blanche, traces de pastel bleu, trait d'encadrement au graphite en haut sur les côtés, sur trois feuilles de papier vergé beige assemblées verticalement, arrondies dans les angles inférieurs, puis remises au format rectangulaire par l'ajout de fragments de papier vergé beige
30,6 x 40,6 cm
Crédit photographique :
VILLE DE GRENOBLE / MUSÉE DE GRENOBLE-J.L. LACROIX
Acquisition :
Legs de M. Léonce Mesnard en 1890, entré au musée en 1902 (lot 3551, n°1413).

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Cette feuille, jusque-là inédite, est entrée au musée en 1902 sous une attribution à Giovanni Lanfranco. La vue en raccourci, qui en fait incontestablement une composition pour un plafond, dut rappeler les fameux décors à fresque du maître émilien. Par l’identification du thème iconographique, peu répandu en Italie, il a été possible de replacer ce dessin dans la sphère germanique et de le mettre en relation avec la fresque peinte par Johann Christian Thomas Wink, pour la coupole centrale de la petite église bavaroise d’Egling an der Paar, dont il constitue une étude directement préparatoire. Né à Eichstätt en 1738, Wink est peu connu en France ; il est pourtant le fresquiste et le peintre de retables le plus important en Bavière dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Après un apprentissage à Eggenfelden, auprès d’Anton Scheidler, puis dans sa ville natale, auprès de Jakob Feichtmayr, il s’installe successivement à Augsbourg et à Freising. En 1759, il se rend à Munich où il est chargé de concevoir des projets peints pour le théâtre de cour et des cartons de tapisserie pour la manufacture princière, avant de devenir en 1769 peintre de la cour du prince électeur Maximilien III Joseph. En 1770, il est l’un des fondateurs de l’école de dessin – et future académie – de la ville. Parmi les nombreux cycles peints à fresque qu’il réalise dans les châteaux et églises des environs de Munich, celui de l’église d’Egling est sans conteste le plus abouti.
La petite ville bavaroise est située à 25 km à l’ouest de Munich. En 1767, sur l’ordre de l’abbé d’Ettal Bernhard II[1] commence la reconstruction complète de la petite église paroissiale après l’effondrement accidentel du clocher gothique. Le chantier architectural dure jusqu’en 1769, date à laquelle peut commencer la décoration intérieure du nouvel édifice. L’abbé confie le travail des stucs à Thassilo Zöpf, stucateur originaire de Wessobrunn, et l’intégralité de la décoration peinte à Thomas Wink, qui vient tout juste d’être nommé peintre de la cour de Munich et possède déjà une certaine renommée. Celui-ci y conçoit un cycle iconographique complet consacré aux épisodes de la légende de saint Vitus[2], patron de l’église. D’origine lucanienne, Vitus serait né en Sicile (Légende dorée de Jacques de Voragine). Persécuté par son père à cause de sa foi chrétienne, il s’enfuit avec son précepteur Modeste et sa nourrice Crescence, gagnant l’Italie à bord d’un bateau dirigé par un ange. À Rome, dénoncé comme chrétien à l’empereur Dioclétien, il est successivement plongé dans un chaudron d’huile bouillante, jeté dans la fosse aux lions et finalement pendu avec ses deux compagnons. La popularité de saint Vitus dans les pays de langue germanique, notamment en Bavière et en Bohême où son culte se répand dès le Moyen Âge et où de nombreuses localités portent son nom, tient à ce qu’il fut incorporé au XIVe siècle dans le groupe des quatorze saints intercesseurs (Vierzehn Nothelfer).
Thomas Wink s’attelle dans un premier temps aux fresques du choeur, qui montrent la gloire du saint, accueilli au ciel par la Sainte Trinité. La peinture du compartiment chantourné surmontant la nef est datée, elle, de 1773 et retrace les moments de la vie du saint où Dieu éprouve sa fidélité (Scènes de la vie de saint Vitus, Egling an der Paar, église paroissiale). Chronologiquement, les épisodes se lisent à partir du côté sud de la nef : on reconnaît sans peine la fuite hors de Sicile du jeune Vitus, accompagné de Crescence et Modeste. Puis l’ordre des supplices est interverti, de sorte que la préparation du martyre dans un chaudron d’huile bouillante constitue la scène principale de l’ensemble, située dans l’axe de la nef, celle qui s’impose au regard du fidèle dès son entrée dans l’église. Le compartiment se présente comme une sorte de panorama dont tous les accessoires et éléments fixes du décor – architectures, arbres, mât du bateau, lances et enseignes – orientent la vision vers le point central de la voûte, figurant la divine Providence accompagnée d’une gloire d’anges et d’angelots tenant des couronnes de lauriers. Cette lecture symbolique, qui s’élève du registre terrestre (courant à la base du compartiment) au registre céleste (au centre de la voûte), trouve son point d’aboutissement dans la fresque du choeur. Les scènes de la vie du saint sont à la fois séparées et reliées entre elles par des éléments de décor servant de coulisses à un ensemble construit comme une scène de théâtre[3].
Le dessin de Grenoble, que l’on peut dater vers 1769, fixe les grandes lignes de la composition finale. L’artiste a préparé le format de sa feuille suivant les contours chantournés du compartiment de la voûte. Les figures repoussoirs du premier plan (femmes, soldats, enfants) forment la base d’un triangle. À droite, le saint revêtu d’une cuirasse et drapé d’une toge, les mains ligotées derrière le dos, est mené à son supplice par un soldat romain. Autour de l’immense marmite, des sbires portent les fagots destinés à alimenter le feu. Dans le registre céleste, deux anges tiennent la palme du martyre et la couronne de la victoire. Plus haut, la figure de la Providence, portant la croix et entourée d’anges, termine la composition. La fumée qui s’élève du chaudron d’huile bouillante se mêle aux nuées, reliant les deux registres. Les personnages se caractérisent par leurs extrémités effilées et schématiquement dessinées. Le frémissement des contours, tracés d’une plume large et nerveuse, confère sinon une brusquerie du moins une impression de rapidité à un dessin pourtant très travaillé. Cette impétuosité du trait, qui se retrouve dans les esquisses à la plume de l’artiste, rappelle l’art d’un des élèves et suiveurs de Sebastiano Ricci, Gaspare Diziani, qui collabore à la décoration de la résidence de Munich dans la seconde moitié du siècle[4]. Les rehauts d’aquarelle au niveau des drapés, comme l’utilisation du lavis pour le rendu des ombres et des musculatures, confèrent parallèlement un caractère très pictural et contrasté à cette feuille. Ces caractéristiques permettent de déduire le statut d’une telle feuille, destinée à être soumise par l’artiste à l’approbation du commanditaire en charge de la maîtrise d’ouvrage.
De légères variantes entre la feuille de Grenoble et l’exécution finale à fresque attestent l’authenticité du dessin : nous sommes bien en présence d’une étude préparatoire et non d’une copie plus tardive. On peut noter, par exemple, la modification des couleurs des vêtements ou l’ajout de certains personnages. Mais l’artiste a surtout cherché à adapter sa composition au format ovale de la voûte et aux exigences de la peinture sur une surface courbe. Il a donc étiré vers le centre la zone du registre céleste, lui conférant dans la fresque une importance plus grande. L’effet d’éclaircissement progressif des teintes et le mouvement tourbillonnant des nuées vers le centre y sont aussi plus accentués. Wink modifie par ailleurs légèrement la direction du palmier pour lui faire jouer un rôle analogue à ceux des éléments de décor des trois autres scènes : sa cime pointée vers le centre est mise au service d’une perspective très marquée, suggérant un effet d’aspiration hors de l’architecture réelle, vers un espace céleste vertigineux. La vue da sotto in su, stratégie visuelle importée d’outre-monts et fort développée dans l’aire germanique à la suite du père Pozzo, témoigne de l’assimilation des modèles italiens et notamment de ceux des grands décorateurs vénitiens, comme Sebastiano Ricci et Giambattista Tiepolo, tout en conservant les traits propres au grand décor allemand au XVIIIe siècle : goût pour les effets baroques des nuées, mouvement ascendant, obscurcissement de la palette. La dominante colorée de bruns, de verts et de rouges tend à assombrir la touche claire, aérienne, scintillante qui distingue les compositions vénitiennes. Mais la tradition baroque de la décoration plafonnante définie plus haut se combine ici avec des orientations plus classiques. Les costumes à l’antique, la silhouette d’un palais à l’ordonnance classique en arrière-plan et surtout l’inscription stricte de la composition dans son cadre, qui brise l’effet illusionniste dynamique des décors baroques où l’espace feint se confond avec l’espace réel, sont autant d’éléments qui tendent à ancrer la composition de Wink dans la phase de transition menant au néoclassicisme.
On s’explique assez mal la présence de ce dessin dans le fonds graphique du musée de Grenoble. On peut imaginer qu’en faisant l’acquisition de cette feuille Léonce Mesnard pensait compléter sa collection de dessins italiens ou, hypothèse plus probable, que la feuille dut se trouver fortuitement, au moment de la vente, dans un lot de dessins dont seuls certains intéressèrent le collectionneur. Dans tous les cas, cette feuille, unicum dans les collections grenobloises, est d’autant plus précieuse que les musées français sont pauvres en dessins allemands religieux du XVIIIe siècle. Par ailleurs, si certaines grandes institutions allemandes (Kunstsammlung d’Augsbourg, Germanisches Nationalmuseum à Nuremberg, Staatsgalerie à Stuttgart) conservent, de la main de Wink, un grand nombre d’esquisses à la plume de petit format, nous sommes ici en présence, à ma connaissance, de la seule feuille de présentation conservée pour cet artiste.


[1] Bernard II, abbé d’Ettal de 1760 à 1779.
[2] Ce saint est connu en France sous le nom de saint Guy.
[3] Pour une analyse précise de l’iconographie du cycle, voir Bauer et Rupprecht, 1976, p. 54-62.
[4] Voir cat. exp. Stuttgart, 1984, no 78, p. 44-45.

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