Le Martyre de saint Vitus dans un chaudron d'huile bouillante
Cette feuille, jusque-là inédite, est entrée au
musée en 1902 sous une attribution à Giovanni
Lanfranco. La vue en raccourci, qui en
fait incontestablement une composition pour
un plafond, dut rappeler les fameux décors à
fresque du maître émilien. Par l’identification
du thème iconographique, peu répandu en Italie,
il a été possible de replacer ce dessin dans la
sphère germanique et de le mettre en relation
avec la fresque peinte par Johann Christian
Thomas Wink, pour la coupole centrale de la
petite église bavaroise d’Egling an der Paar, dont
il constitue une étude directement préparatoire.
Né à Eichstätt en 1738, Wink est peu connu en
France ; il est pourtant le fresquiste et le peintre
de retables le plus important en Bavière dans
la seconde moitié du XVIIIe siècle. Après un
apprentissage à Eggenfelden, auprès d’Anton
Scheidler, puis dans sa ville natale, auprès de
Jakob Feichtmayr, il s’installe successivement
à Augsbourg et à Freising. En 1759, il se rend à
Munich où il est chargé de concevoir des projets
peints pour le théâtre de cour et des cartons
de tapisserie pour la manufacture princière,
avant de devenir en 1769 peintre de la
cour du prince électeur Maximilien III Joseph.
En 1770, il est l’un des fondateurs de l’école de
dessin – et future académie – de la ville. Parmi
les nombreux cycles peints à fresque qu’il réalise
dans les châteaux et églises des environs
de Munich, celui de l’église d’Egling est sans
conteste le plus abouti.
La petite ville bavaroise est située à 25 km
à l’ouest de Munich. En 1767, sur l’ordre
de l’abbé d’Ettal Bernhard II[1] commence la
reconstruction complète de la petite église
paroissiale après l’effondrement accidentel
du clocher gothique. Le chantier architectural
dure jusqu’en 1769, date à laquelle peut commencer
la décoration intérieure du nouvel édifice.
L’abbé confie le travail des stucs à Thassilo
Zöpf, stucateur originaire de Wessobrunn, et
l’intégralité de la décoration peinte à Thomas
Wink, qui vient tout juste d’être nommé
peintre de la cour de Munich et possède déjà une certaine renommée. Celui-ci y conçoit un
cycle iconographique complet consacré aux
épisodes de la légende de saint Vitus[2], patron
de l’église. D’origine lucanienne, Vitus serait
né en Sicile (Légende dorée de Jacques de Voragine).
Persécuté par son père à cause de sa
foi chrétienne, il s’enfuit avec son précepteur
Modeste et sa nourrice Crescence, gagnant
l’Italie à bord d’un bateau dirigé par un ange.
À Rome, dénoncé comme chrétien à l’empereur
Dioclétien, il est successivement plongé
dans un chaudron d’huile bouillante, jeté dans
la fosse aux lions et finalement pendu avec ses
deux compagnons. La popularité de saint Vitus
dans les pays de langue germanique, notamment
en Bavière et en Bohême où son culte se
répand dès le Moyen Âge et où de nombreuses
localités portent son nom, tient à ce qu’il fut
incorporé au XIVe siècle dans le groupe des quatorze
saints intercesseurs (Vierzehn Nothelfer).
Thomas Wink s’attelle dans un premier temps
aux fresques du choeur, qui montrent la gloire
du saint, accueilli au ciel par la Sainte Trinité.
La peinture du compartiment chantourné surmontant
la nef est datée, elle, de 1773 et retrace
les moments de la vie du saint où Dieu éprouve
sa fidélité (Scènes de la vie de saint Vitus, Egling an der Paar, église paroissiale). Chronologiquement, les
épisodes se lisent à partir du côté sud de la nef :
on reconnaît sans peine la fuite hors de Sicile
du jeune Vitus, accompagné de Crescence et
Modeste. Puis l’ordre des supplices est interverti,
de sorte que la préparation du martyre
dans un chaudron d’huile bouillante constitue la scène principale de l’ensemble,
située dans l’axe de la nef, celle qui s’impose au
regard du fidèle dès son entrée dans l’église. Le
compartiment se présente comme une sorte de
panorama dont tous les accessoires et éléments
fixes du décor – architectures, arbres, mât du
bateau, lances et enseignes – orientent la vision
vers le point central de la voûte, figurant la
divine Providence accompagnée d’une gloire
d’anges et d’angelots tenant des couronnes de
lauriers. Cette lecture symbolique, qui s’élève
du registre terrestre (courant à la base du compartiment) au registre céleste (au centre de la
voûte), trouve son point d’aboutissement dans
la fresque du choeur. Les scènes de la vie du
saint sont à la fois séparées et reliées entre elles
par des éléments de décor servant de coulisses
à un ensemble construit comme une scène de
théâtre[3].
Le dessin de Grenoble, que l’on peut dater vers
1769, fixe les grandes lignes de la composition
finale. L’artiste a préparé le format de sa feuille
suivant les contours chantournés du compartiment
de la voûte. Les figures repoussoirs du
premier plan (femmes, soldats, enfants) forment
la base d’un triangle. À droite, le saint
revêtu d’une cuirasse et drapé d’une toge, les
mains ligotées derrière le dos, est mené à son
supplice par un soldat romain. Autour de l’immense
marmite, des sbires portent les fagots
destinés à alimenter le feu. Dans le registre
céleste, deux anges tiennent la palme du martyre
et la couronne de la victoire. Plus haut,
la figure de la Providence, portant la croix et
entourée d’anges, termine la composition.
La fumée qui s’élève du chaudron d’huile
bouillante se mêle aux nuées, reliant les deux
registres. Les personnages se caractérisent par
leurs extrémités effilées et schématiquement
dessinées. Le frémissement des contours, tracés
d’une plume large et nerveuse, confère sinon une brusquerie du moins une impression de
rapidité à un dessin pourtant très travaillé.
Cette impétuosité du trait, qui se retrouve
dans les esquisses à la plume de l’artiste, rappelle
l’art d’un des élèves et suiveurs de Sebastiano
Ricci, Gaspare Diziani, qui collabore à la
décoration de la résidence de Munich dans la
seconde moitié du siècle[4]. Les rehauts d’aquarelle
au niveau des drapés, comme l’utilisation
du lavis pour le rendu des ombres et des musculatures,
confèrent parallèlement un caractère
très pictural et contrasté à cette feuille. Ces
caractéristiques permettent de déduire le statut
d’une telle feuille, destinée à être soumise par
l’artiste à l’approbation du commanditaire en
charge de la maîtrise d’ouvrage.
De légères variantes entre la feuille de Grenoble
et l’exécution finale à fresque attestent
l’authenticité du dessin : nous sommes bien en
présence d’une étude préparatoire et non d’une
copie plus tardive. On peut noter, par exemple,
la modification des couleurs des vêtements ou
l’ajout de certains personnages. Mais l’artiste
a surtout cherché à adapter sa composition au
format ovale de la voûte et aux exigences de
la peinture sur une surface courbe. Il a donc
étiré vers le centre la zone du registre céleste,
lui conférant dans la fresque une importance
plus grande. L’effet d’éclaircissement progressif des teintes et le mouvement tourbillonnant des
nuées vers le centre y sont aussi plus accentués.
Wink modifie par ailleurs légèrement la direction
du palmier pour lui faire jouer un rôle
analogue à ceux des éléments de décor des trois
autres scènes : sa cime pointée vers le centre est
mise au service d’une perspective très marquée,
suggérant un effet d’aspiration hors de l’architecture
réelle, vers un espace céleste vertigineux.
La vue da sotto in su, stratégie visuelle importée
d’outre-monts et fort développée dans l’aire
germanique à la suite du père Pozzo, témoigne
de l’assimilation des modèles italiens et notamment
de ceux des grands décorateurs vénitiens,
comme Sebastiano Ricci et Giambattista Tiepolo,
tout en conservant les traits propres au
grand décor allemand au XVIIIe siècle : goût
pour les effets baroques des nuées, mouvement
ascendant, obscurcissement de la palette.
La dominante colorée de bruns, de verts et
de rouges tend à assombrir la touche claire,
aérienne, scintillante qui distingue les compositions
vénitiennes. Mais la tradition baroque
de la décoration plafonnante définie plus haut
se combine ici avec des orientations plus classiques.
Les costumes à l’antique, la silhouette
d’un palais à l’ordonnance classique en arrière-plan
et surtout l’inscription stricte de la composition
dans son cadre, qui brise l’effet illusionniste
dynamique des décors baroques où l’espace feint se confond avec l’espace réel, sont
autant d’éléments qui tendent à ancrer la composition
de Wink dans la phase de transition
menant au néoclassicisme.
On s’explique assez mal la présence de ce dessin
dans le fonds graphique du musée de Grenoble.
On peut imaginer qu’en faisant l’acquisition
de cette feuille Léonce Mesnard pensait
compléter sa collection de dessins italiens ou,
hypothèse plus probable, que la feuille dut se
trouver fortuitement, au moment de la vente,
dans un lot de dessins dont seuls certains intéressèrent
le collectionneur. Dans tous les cas,
cette feuille, unicum dans les collections grenobloises,
est d’autant plus précieuse que les
musées français sont pauvres en dessins allemands
religieux du XVIIIe siècle. Par ailleurs,
si certaines grandes institutions allemandes
(Kunstsammlung d’Augsbourg, Germanisches
Nationalmuseum à Nuremberg, Staatsgalerie
à Stuttgart) conservent, de la main de Wink,
un grand nombre d’esquisses à la plume de
petit format, nous sommes ici en présence, à
ma connaissance, de la seule feuille de présentation
conservée pour cet artiste.
[1] Bernard II, abbé d’Ettal de 1760 à 1779.
[2] Ce saint est connu en France sous le nom de saint Guy.
[3] Pour une analyse précise de l’iconographie du cycle, voir Bauer et Rupprecht, 1976, p. 54-62.
[4] Voir cat. exp. Stuttgart, 1984, no 78, p. 44-45.
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