Etude de figure pour un saint Jérôme habillé en moine hiéronymite tenant de la main droite un livre et le lisant

Benedetto MONTAGNA (attribué à)
XVIe siècle
Pierre noire, rehauts de craie blanche, trait d'encadrement rapporté à la pierre noire, sur papier vergé crème fixé par les bords sur un papier de doublage libre, angles supérieurs abattus
16 x 10 cm
Crédit photographique :
VILLE DE GRENOBLE / MUSÉE DE GRENOBLE-J.L. LACROIX
Acquisition :
Legs de Léonce Mesnard en 1890, entré au musée en 1902 (lot 3544, n°1389).

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L’ancrage géographique de ce dessin oscille entre deux aires : la Vénétie, plus précisément Vicence, et la Lombardie, avec une orientation vers Crémone. Cette oscillation pourrait être aussi un éloignement progressif d’un point à un autre, comme elle pourrait être une pure dérive géographique se traduisant par un retour aux origines supposées, c’est-à-dire Venise ou la Vénétie. Le point de départ se situerait dans la région vénète et le point d’arrivée serait à placer à Crémone, avec d’un côté une matière stylistique affiliée à la Vénétie, à tout le moins issue de modèles appartenant en propre à cette région, et de l’autre une école et un dessinateur non vénètes, lombard vraisemblablement, œuvrant dans la mouvance stylistique vénitienne sans qu’il soit possible de dire de manière ferme si ce dessinateur est allé à Venise ou à Vicence ou s’il dessine en connaissance de cause à la vénitienne. C’est peut-être d’ailleurs tout le problème qui découle de cette tentative d’attribution : sait-on à cette époque dans quel style l’on dessine ? Un dessinateur non vénitien quand il dessine à la manière vénitienne, le fait-il délibérément ou suit-il un mouvement général auquel il appartient de facto, de telle sorte que l’on pourrait parler d’habitude stylistique ? Nous ne prétendons pas répondre à ces questions. Elles se posent néanmoins en filigrane quand on aborde le difficile problème du choix attributif qui ne manque pas de se poser pour ce type de dessins fort rares et presque toujours problématiques, surtout lorsqu’à notre connaissance, aucune peinture ne peut être mise en rapport. Nonobstant l’ancienne attribution à Vittore Carpaccio (c. 1465-1525/1526) qui ne peut nullement être retenue (ou du moins difficilement) mais qui constitue une piste à prendre en considération, notamment en raison de la graphie du nom du peintre écrit en dialecte vénitien, ce qui fait dire que ce dessin présente une matière stylistique vénitienne ou vénète réside dans la façon d’utiliser la pierre noire. Celle-ci est utilisée de deux manières, comme ligne de contour délimitant les traits internes et externes de la figure et comme dispositif tonal construisant le relief de ladite figure.Cette façon de procéder se retrouve notamment chez Bartolomeo Montagna (c. 1449-1523), peintre formé selon certaines sources dans l’atelier de Giovanni Bellini et qui travailla principalement à Vicence. Les dessins de cet artiste présentent de nombreux points communs avec celui de Grenoble tant dans la facture que dans le sujet étudié. Montagna a en effet peint à plusieurs reprises des figures de saint Jérôme, non sous les traits du pénitent ou de l’ascète, mais sous l’apparence d’un moine hiéronymite méditant ou lisant à l’écart de la communauté dans un ermitage, type iconographique que l’on retrouve – sous forme métonymique – sur ce dessin. Un tableau conservé à la Brera montre ainsi une figure assez proche de la disposition étudiée sur la feuille grenobloise : le saint y est vêtu d’un habit hiéronymite assis sur un rocher (objet qui semble être dessiné sur le dessin de Grenoble), les jambes croisées, le bras droit plié, reposant sur un pan dudit rocher tandis que le bras gauche longe son buste. La seule différence est que dans le tableau de Montagna, le saint ne lit pas : il tient dans sa main droite un chapelet et la main gauche repose sur la tranche d’un livre. Il serait tentant de dire que ce dessin constitue une première idée pour la disposition peinte de cette figure. Mais les dessins connus de Montagna présentent un faire qui dans leur proximité stylistique diffère des caractéristiques du dessin grenoblois. Ceux-ci sont en effet extrêmement aboutis, dans la construction des formes et dans le rendu mimétique des tournants des drapés et ce, grâce à la combinaison de plusieurs sortes de media, tel ce dessin de Lille préparatoire à une Vierge à l’Enfant où se juxtaposent et/ou se superposent pierre noire, rehauts de lavis d’indigo, de gouache et de céruse appliqués au pinceau. Chaque ligne de contour tant externe qu’interne y est soigneusement tracée donnant à chacune des formes une régularité confinant à la sérénité. Il est vrai aussi que tous ces dessins appartiennent à un stade d’étude assez avancé alors que le dessin de Grenoble constitue très certainement une primo-étude de figure. Il faut cependant signaler qu’est conservée aux Offices une étude de figure préparatoire à un saint Jérôme pénitent. Le statut de ce dessin est, je dirais, hybride : c’est à la fois une étude assez poussée (cela concerne la tunique du saint finement dessinée, comme ciselée dans ses moindres plis grâce à l’emploi de plusieurs media) et sommaire (pour les parties anatomiques simplement suggérées par quelques lignes de contours). Peut-être est-il inachevé, ce qui en ferait une sorte de work in progress mise en suspens dans son devenir de modèle préparatoire. C’est en tout cas le seul dessin qui puisse être mis en parallèle et en rapport d’un point de vue technico-stylistique avec le dessin de Grenoble qui lui présente, toutefois, un faire homogène réduit à l’utilisation d’un seul et même medium. D’autres peintres actifs à Vicence durant cette période pourraient aussi être convoqués tels Giovanni Buonconsiglio dit il Marescalco (c. 1465-1535/1537) et Giovanni Speranza (c. 1470-1532) formé dans la bottega de Montagna. Mais si l’on attribue quelques dessins au premier, du second, rien ne semble certain et leurs oeuvres respectives sont exemptes de figures de saint Jérôme comparables.
Ceci étant dit, deux remarques s’imposent. Tout d’abord, le type iconographique du saint Jérôme lisant, habillé en moine, connaît un succès notoire à Venise et sur la terre ferme auprès d’autres peintres tel Vittore Carpaccio, tout simplement parce que les institutions religieuses relevant de l’ordre des Hiéronymites expriment la volonté de faire représenter la figure de saint Jérôme en père fondateur de leur ordre, d’où le fait que ce dernier soit représenté vêtu de l’habit monastique hiéronymite. Ensuite, les dessins à la pierre noire d’une facture comparable parvenus jusqu’à nous, datant des années 1500- 1505, fourchette chronologique au cours de laquelle ce dessin a, à notre avis, été réalisé, sont rarissimes. C’est comme si d’une certaine manière l’on raisonnait à rebours en partant non du début mais de la fin, c’est-à-dire des exemples de Titien, Lorenzo Lotto ou Pâris Bordone qui tous ont travaillé à l’aide de ce médium et pour lesquels nous possédons des œuvres caractéristiques appartenant au registre des primo-études. Il aurait été, d’une certaine manière, plus pertinent de dire qu’en deçà de la manière d’utiliser la pierre noire se lit en filigrane une référence à un mode graphique issu des manières de peintres devanciers novateurs, c’est-à-dire de Mantegna et de Giovanni Bellini et peut-être à leur propre façon de dessiner à la pierre noire, manière que l’on ne connaît pas puisque l’on ne possède plus de dessins de ce type dans leur oeuvre répertorié. Partant de là, on pourrait alors se demander si l’ancienne attribution à Carpaccio ne pourrait pas être validée, ce qui ferait de ce dessin l’unique étude de figure sommairement tracée à la pierre noire de cet artiste. Mais d’autres artistes vénitiens ou vénètes de moindre importance peuvent tout autant être des candidats au rang de dessinateur potentiel de ce dessin. Andrea De Marchi a ainsi avancé deux noms : Benedetto Rusconi dit Benedetto Diana (c. 1460-1525) et Pellegrino da San Daniele (1467-1547), originaire d’Udine. Du premier peintre, l’on connaît quelques dessins aux attributions toutefois fort problématiques. Aucun d’entre eux ne peut être mis en relation avec celui de Grenoble. Du deuxième peintre, seuls deux dessins lui sont attribués : une étude de tête d’homme et une étude de figure de saint Roch. Il est vrai que ce dernier présente quelques affinités stylistico-techniques avec le nôtre mais l’attribution proposée par Anchise Tempestini n’est qu’une hypothèse de travail. Les propositions émises par Andrea De Marchi (tout comme celle qui consiste à prendre au pied de la lettre l’attribution à Carpaccio) prennent en fait appui non sur des considérations de similitude entre styles purement graphiques mais sur des proximités formelles sinon morphologiques entre figures peintes et figures dessinées. C’est la peinture qui sert de guide. Cette méthode en l’absence d’œuvres graphiques référentes ne peut constituer qu’un ultime recours. Elle permet de tisser des liens mais ne peut à notre avis garantir une attribution.
Giulio Bora a suivi la même méthode en proposant d’attribuer la feuille grenobloise à un artiste crémonais, Alessandro Pampurino (1460/1462-1522/1526), non en s’appuyant sur les rares dessins connus de ce maître mais sur deux figures de saints, saint Jérôme et saint Antoine abbé, peintes sur des volets d’orgue datés de 1508 (Crémone, église San Michele). Ce peintre dont la manière se place à la croisée de plusieurs sources stylistiques (Ercole de’Roberti, Bramantino et Boccaccio Boccaccino, et en amont, Mantegna) pourrait en effet être un bon candidat si l’on extrait de chacune des œuvres, peintures et dessins de référence, quelques éléments de comparaison, et si ce travail d’extraction comparatiste fonctionne bien entendu correctement – ce dont on peut douter. Cela concerne à vrai dire principalement la forme du nez très peu saillant qui semble, en effet, le même d’une oeuvre à l’autre. Quant à la forme du visage, comme il s’agit d’un vieillard barbu partiellement chauve tant sur le dessin que sur la peinture, force est de reconnaître que ce type de comparaison ne marche pas, tout simplement parce que la perception du médium – pierre noire pour le dessin, tempera et pigments colorés pour le tableau – se mêle à celle du signe mimétique auquel il fait référence. Barbe, cheveux, yeux à la pierre noire, barbe, cheveux, yeux à la tempera se lisent ainsi à travers leur matérialité, tout comme leurs formes respectives se limitent à leur propre expression d’objet qualifiant le sujet représenté, en l’occurrence, une tête de vieillard ; l’un et l’autre sont donc réfractaires à toute forme de comparaison. Il aurait peut-être fallu mettre en avant les quelques dessins connus de Pampurino dans ce travail attributif. Mais à la lecture et à l’analyse de ces dessins, on s’apercevra que leur matière stylistique fait plus référence à des sources tant milanaises (Bramante et Bramantino) que ferraraises. Cette remarque n’a rien d’étonnant : elle peut aussi s’appliquer aux peintures et en particulier aux deux panneaux de l’église de San Michele. Les connaisseurs ont ainsi souvent rapproché la manière de Pampurino de celle d’un Ercole de’Roberti.
Si comparer peinture et dessin constitue une méthode à prendre avec moult précautions, comparer dessin et gravure présente des problèmes de nature comparable dans le fond mais moins risqués quant aux formes mêmes des éléments comparés. Une ligne gravée et une ligne dessinée, un type physionomique gravé et un type physionomique dessiné sont des éléments comparables dans leur substance graphique même. Si nous avançons cette hypothèse de mise en comparaison d’éléments gravés et dessinés, c’est qu’il existe une figure de saint Jérôme gravée qui nous semble fort proche dans ses traits et dans son type physionomique de celui dessiné sur la feuille de Grenoble (Bâle, cabinet des Estampes, inv. 1823-3597). Cette figure a été gravée au burin par le propre fils de Bartolomeo Montagna, Benedetto Montagna, connu en tant que peintre mais surtout en tant que graveur. Elle est généralement datée du début de sa carrière, entre 1504 et 150717. Certes, le saint gravé n’est pas représenté en train de lire et il ne porte pas l’habit hiéronymite. Mais son visage est fort proche : même nez longiligne doté d’une fine arête et de narines discrètes, même barbe ondoyante divisée en deux parts égales de part et d’autre du menton, même implantation capillaire,même inclinaison de la tête. Les mains aux longues phalanges sont tout autant comparables. Enfin, le croisement des jambes et des pieds est rendu d’une façon similaire. Benedetto a certainement suivi des modèles établis par son père, celui que ce dernier a notamment peint dans le tableau aujourd’hui conservé à la Brera daté des alentours de 1502. La configuration stylistique générale diffère cependant. Benedetto dessine ses figures d’un contour plus sec. Tous ces détails mis en parallèle nous amènent à avancer une attribution prudente du dessin de Grenoble à Benedetto Montagna.
Est-ce que pour autant la piste lombarde et en particulier crémonaise doit être abandonnée? La question reste en suspens, même si l’on tend à privilégier une origine géographique vénitienne ou vénète, plus vénète d’ailleurs que vénitienne, avec à défaut d’un auteur avéré, un auteur hypothétique (Vittore Carpaccio), un auteur potentiel (Bartolomeo Montagna) et un auteur probable (Benedetto Montagna).

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