Etude de figure pour un saint Jérôme habillé en moine hiéronymite tenant de la main droite un livre et le lisant

L’ancrage géographique de ce dessin oscille entre
deux aires : la Vénétie, plus précisément Vicence,
et la Lombardie, avec une orientation vers
Crémone. Cette oscillation pourrait être aussi
un éloignement progressif d’un point à un
autre, comme elle pourrait être une pure dérive
géographique se traduisant par un retour aux
origines supposées, c’est-à-dire Venise ou la
Vénétie. Le point de départ se situerait dans la
région vénète et le point d’arrivée serait à placer
à Crémone, avec d’un côté une matière stylistique
affiliée à la Vénétie, à tout le moins issue de
modèles appartenant en propre à cette région,
et de l’autre une école et un dessinateur non
vénètes, lombard vraisemblablement, œuvrant
dans la mouvance stylistique vénitienne sans
qu’il soit possible de dire de manière ferme si ce
dessinateur est allé à Venise ou à Vicence ou s’il
dessine en connaissance de cause à la vénitienne.
C’est peut-être d’ailleurs tout le problème qui
découle de cette tentative d’attribution : sait-on
à cette époque dans quel style l’on dessine ? Un
dessinateur non vénitien quand il dessine à la
manière vénitienne, le fait-il délibérément ou
suit-il un mouvement général auquel il appartient
de facto, de telle sorte que l’on pourrait
parler d’habitude stylistique ? Nous ne prétendons
pas répondre à ces questions. Elles se
posent néanmoins en filigrane quand on aborde
le difficile problème du choix attributif qui ne
manque pas de se poser pour ce type de dessins
fort rares et presque toujours problématiques,
surtout lorsqu’à notre connaissance, aucune
peinture ne peut être mise en rapport.
Nonobstant l’ancienne attribution à Vittore
Carpaccio (c. 1465-1525/1526) qui ne peut
nullement être retenue (ou du moins difficilement)
mais qui constitue une piste à prendre
en considération, notamment en raison de la
graphie du nom du peintre écrit en dialecte
vénitien, ce qui fait dire que ce dessin présente
une matière stylistique vénitienne ou vénète
réside dans la façon d’utiliser la pierre noire.
Celle-ci est utilisée de deux manières, comme
ligne de contour délimitant les traits internes
et externes de la figure et comme dispositif
tonal construisant le relief de ladite figure.Cette
façon de procéder se retrouve notamment chez
Bartolomeo Montagna (c. 1449-1523), peintre
formé selon certaines sources dans l’atelier de
Giovanni Bellini et qui travailla principalement
à Vicence. Les dessins de cet artiste présentent
de nombreux points communs avec celui de
Grenoble tant dans la facture que dans le sujet
étudié. Montagna a en effet peint à plusieurs
reprises des figures de saint Jérôme, non sous
les traits du pénitent ou de l’ascète, mais sous
l’apparence d’un moine hiéronymite méditant
ou lisant à l’écart de la communauté dans un
ermitage, type iconographique que l’on
retrouve – sous forme métonymique – sur ce
dessin. Un tableau conservé à la Brera montre
ainsi une figure assez proche de la disposition
étudiée sur la feuille grenobloise : le saint y est
vêtu d’un habit hiéronymite assis sur un rocher
(objet qui semble être dessiné sur le dessin de
Grenoble), les jambes croisées, le bras droit plié,
reposant sur un pan dudit rocher tandis que le
bras gauche longe son buste. La seule différence
est que dans le tableau de Montagna, le saint ne
lit pas : il tient dans sa main droite un chapelet
et la main gauche repose sur la tranche d’un
livre. Il serait tentant de dire que ce dessin
constitue une première idée pour la disposition
peinte de cette figure. Mais les dessins connus
de Montagna présentent un faire qui dans leur
proximité stylistique diffère des caractéristiques
du dessin grenoblois. Ceux-ci sont en effet
extrêmement aboutis, dans la construction des
formes et dans le rendu mimétique des
tournants des drapés et ce, grâce à la combinaison
de plusieurs sortes de media, tel ce dessin
de Lille préparatoire à une Vierge à l’Enfant où
se juxtaposent et/ou se superposent pierre
noire, rehauts de lavis d’indigo, de gouache et
de céruse appliqués au pinceau. Chaque ligne
de contour tant externe qu’interne y est
soigneusement tracée donnant à chacune des
formes une régularité confinant à la sérénité. Il
est vrai aussi que tous ces dessins appartiennent
à un stade d’étude assez avancé alors que le
dessin de Grenoble constitue très certainement
une primo-étude de figure. Il faut cependant
signaler qu’est conservée aux Offices une étude
de figure préparatoire à un saint Jérôme
pénitent. Le statut de ce dessin est, je dirais,
hybride : c’est à la fois une étude assez poussée
(cela concerne la tunique du saint finement
dessinée, comme ciselée dans ses moindres plis
grâce à l’emploi de plusieurs media) et
sommaire (pour les parties anatomiques
simplement suggérées par quelques lignes de
contours). Peut-être est-il inachevé, ce qui en
ferait une sorte de work in progress mise en
suspens dans son devenir de modèle préparatoire.
C’est en tout cas le seul dessin qui puisse être mis en parallèle et en rapport d’un point
de vue technico-stylistique avec le dessin de
Grenoble qui lui présente, toutefois, un faire
homogène réduit à l’utilisation d’un seul et
même medium. D’autres peintres actifs à Vicence
durant cette période pourraient aussi être convoqués
tels Giovanni Buonconsiglio dit il Marescalco
(c. 1465-1535/1537) et Giovanni Speranza
(c. 1470-1532) formé dans la bottega de
Montagna. Mais si l’on attribue quelques dessins
au premier, du second, rien ne semble certain et
leurs oeuvres respectives sont exemptes de figures
de saint Jérôme comparables.
Ceci étant dit, deux remarques s’imposent. Tout
d’abord, le type iconographique du saint Jérôme
lisant, habillé en moine, connaît un succès
notoire à Venise et sur la terre ferme auprès
d’autres peintres tel Vittore Carpaccio, tout
simplement parce que les institutions religieuses
relevant de l’ordre des Hiéronymites expriment
la volonté de faire représenter la figure de saint
Jérôme en père fondateur de leur ordre, d’où le
fait que ce dernier soit représenté vêtu de l’habit
monastique hiéronymite. Ensuite, les dessins à
la pierre noire d’une facture comparable
parvenus jusqu’à nous, datant des années 1500-
1505, fourchette chronologique au cours de
laquelle ce dessin a, à notre avis, été réalisé, sont
rarissimes. C’est comme si d’une certaine
manière l’on raisonnait à rebours en partant non
du début mais de la fin, c’est-à-dire des exemples
de Titien, Lorenzo Lotto ou Pâris Bordone qui tous ont travaillé à l’aide de ce médium et pour
lesquels nous possédons des œuvres caractéristiques
appartenant au registre des primo-études.
Il aurait été, d’une certaine manière, plus pertinent
de dire qu’en deçà de la manière d’utiliser la
pierre noire se lit en filigrane une référence à un
mode graphique issu des manières de peintres
devanciers novateurs, c’est-à-dire de Mantegna
et de Giovanni Bellini et peut-être à leur propre
façon de dessiner à la pierre noire, manière que
l’on ne connaît pas puisque l’on ne possède plus
de dessins de ce type dans leur oeuvre répertorié.
Partant de là, on pourrait alors se demander si
l’ancienne attribution à Carpaccio ne pourrait
pas être validée, ce qui ferait de ce dessin l’unique
étude de figure sommairement tracée à la pierre
noire de cet artiste. Mais d’autres artistes
vénitiens ou vénètes de moindre importance
peuvent tout autant être des candidats au rang
de dessinateur potentiel de ce dessin. Andrea De
Marchi a ainsi avancé deux noms : Benedetto
Rusconi dit Benedetto Diana (c. 1460-1525) et
Pellegrino da San Daniele (1467-1547), originaire
d’Udine. Du premier peintre, l’on connaît
quelques dessins aux attributions toutefois fort
problématiques. Aucun d’entre eux ne peut être
mis en relation avec celui de Grenoble. Du
deuxième peintre, seuls deux dessins lui sont
attribués : une étude de tête d’homme et une
étude de figure de saint Roch. Il est vrai que ce
dernier présente quelques affinités stylistico-techniques
avec le nôtre mais l’attribution
proposée par Anchise Tempestini n’est qu’une
hypothèse de travail. Les propositions émises par
Andrea De Marchi (tout comme celle qui
consiste à prendre au pied de la lettre l’attribution
à Carpaccio) prennent en fait appui non sur
des considérations de similitude entre styles
purement graphiques mais sur des proximités
formelles sinon morphologiques entre figures
peintes et figures dessinées. C’est la peinture qui
sert de guide. Cette méthode en l’absence
d’œuvres graphiques référentes ne peut constituer
qu’un ultime recours. Elle permet de tisser
des liens mais ne peut à notre avis garantir une
attribution.
Giulio Bora a suivi la même méthode en proposant
d’attribuer la feuille grenobloise à un
artiste crémonais, Alessandro Pampurino
(1460/1462-1522/1526), non en s’appuyant sur
les rares dessins connus de ce maître mais sur
deux figures de saints, saint Jérôme et saint
Antoine abbé, peintes sur des volets d’orgue
datés de 1508 (Crémone, église San Michele).
Ce peintre dont la manière se place à la croisée
de plusieurs sources stylistiques (Ercole de’Roberti,
Bramantino et Boccaccio Boccaccino, et
en amont, Mantegna) pourrait en effet être un
bon candidat si l’on extrait de chacune des
œuvres, peintures et dessins de référence,
quelques éléments de comparaison, et si ce
travail d’extraction comparatiste fonctionne
bien entendu correctement – ce dont on peut
douter. Cela concerne à vrai dire principalement
la forme du nez très peu saillant qui
semble, en effet, le même d’une oeuvre à l’autre.
Quant à la forme du visage, comme il s’agit
d’un vieillard barbu partiellement chauve tant
sur le dessin que sur la peinture, force est de
reconnaître que ce type de comparaison ne
marche pas, tout simplement parce que la
perception du médium – pierre noire pour le
dessin, tempera et pigments colorés pour le
tableau – se mêle à celle du signe mimétique
auquel il fait référence. Barbe, cheveux, yeux à
la pierre noire, barbe, cheveux, yeux à la
tempera se lisent ainsi à travers leur matérialité,
tout comme leurs formes respectives se limitent
à leur propre expression d’objet qualifiant le
sujet représenté, en l’occurrence, une tête de
vieillard ; l’un et l’autre sont donc réfractaires à
toute forme de comparaison. Il aurait peut-être
fallu mettre en avant les quelques dessins
connus de Pampurino dans ce travail attributif.
Mais à la lecture et à l’analyse de ces
dessins, on s’apercevra que leur matière stylistique
fait plus référence à des sources tant
milanaises (Bramante et Bramantino) que
ferraraises. Cette remarque n’a rien d’étonnant :
elle peut aussi s’appliquer aux peintures et en
particulier aux deux panneaux de l’église de San
Michele. Les connaisseurs ont ainsi souvent
rapproché la manière de Pampurino de celle
d’un Ercole de’Roberti.
Si comparer peinture et dessin constitue une
méthode à prendre avec moult précautions,
comparer dessin et gravure présente des
problèmes de nature comparable dans le fond
mais moins risqués quant aux formes mêmes
des éléments comparés. Une ligne gravée et une
ligne dessinée, un type physionomique gravé et
un type physionomique dessiné sont des
éléments comparables dans leur substance
graphique même. Si nous avançons cette
hypothèse de mise en comparaison d’éléments
gravés et dessinés, c’est qu’il existe une figure de saint Jérôme gravée qui nous semble fort
proche dans ses traits et dans son type physionomique
de celui dessiné sur la feuille de
Grenoble (Bâle, cabinet des Estampes, inv. 1823-3597). Cette figure a été gravée au burin
par le propre fils de Bartolomeo
Montagna, Benedetto Montagna, connu en tant
que peintre mais surtout en tant que graveur.
Elle est généralement datée du début de sa
carrière, entre 1504 et 150717. Certes, le saint
gravé n’est pas représenté en train de lire et il
ne porte pas l’habit hiéronymite. Mais son
visage est fort proche : même nez longiligne
doté d’une fine arête et de narines discrètes,
même barbe ondoyante divisée en deux parts
égales de part et d’autre du menton, même
implantation capillaire,même inclinaison de la
tête. Les mains aux longues phalanges sont tout
autant comparables. Enfin, le croisement des
jambes et des pieds est rendu d’une façon
similaire. Benedetto a certainement suivi des
modèles établis par son père, celui que ce
dernier a notamment peint dans le tableau
aujourd’hui conservé à la Brera daté des
alentours de 1502. La configuration stylistique
générale diffère cependant. Benedetto dessine
ses figures d’un contour plus sec. Tous ces
détails mis en parallèle nous amènent à avancer
une attribution prudente du dessin de Grenoble
à Benedetto Montagna.
Est-ce que pour autant la piste lombarde et en
particulier crémonaise doit être abandonnée? La
question reste en suspens, même si l’on tend à
privilégier une origine géographique vénitienne
ou vénète, plus vénète d’ailleurs que vénitienne,
avec à défaut d’un auteur avéré, un auteur
hypothétique (Vittore Carpaccio), un auteur
potentiel (Bartolomeo Montagna) et un auteur
probable (Benedetto Montagna).
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