Les Noces de Cana
Catherine Monbeig Goguel avait noté, dans un
article pionnier consacré à Guerra dessinateur,
que sa manière graphique appartenait à une
sorte de mouvance stylistique à laquelle il était
possible de rattacher des artistes de régions
éparses de l’Italie. Par ce terme de mouvance,
nous n’entendons pas que ces artistes formaient
un regroupement d’intérêt commun ou tout
simplement qu’ils se connaissaient, mais que
leur manière respective présente de notables
points communs dans l’élaboration des formes
et des signes mimétiques. C’est ainsi qu’il est
possible de détecter des façons de faire similaires
entre les dessins du Piémontais Guglielmo
Caccia dit il Moncalvo, des frères Della Rovere
de Milan, originaires des pays du Nord, et du
Modénais Giovanni Guerra, établi à Rome à
partir de 1562 (?), tout en distinguant sans difficulté
aucune leur caractère propre. Cette
remarque était tout simplement un étonnement
alors qu’a priori, ces artistes ne se sont pas
fréquentés et qu’ils ont été amenés à rentrer en
contact ou à s’associer avec des dessinateurs
dont les manières sont différentes. Prenons le
cas de Giovanni Guerra, puisque la notice de ce
dessin lui est consacrée, celui-ci forme avec
Cesare Nebbia (c. 1536 – c. 1614) une sorte de
tandem chargé de la direction des grands
chantiers du pape Sixte Quint. Tous deux dessinent
et élaborent les multiples projets picturaux
et ornementaux destinés à décorer le palais du
Latran, celui du Vatican (la bibliothèque
Sixtine), la chapelle Sixtine à Sainte-Marie-
Majeure, la Scala Santa et la Villa Montalto. Puis
ces dessins sont remis à une kyrielle de peintres
chargés de les mettre en peinture. Giovanni
Baglione dit ainsi que « Giovanni inventava i
soggetti delle storie e Cesare ne faceva i disegni.
[…] Quest’uomo era gran pratico ne’ lavori
grandi e con molto facilità scompartiva a
ciascheduno la sua fatica » (« Giovanni inventait
les sujets des histoires et Cesare en faisait les
dessins… Cet homme s’y connaissait dans les
grands travaux et avec beaucoup de facilité
répartissait à chacun son labeur »). De
nombreux dessins de Nebbia sont conservés et
tous présentent des signes stylistico-techniques
notablement différents de ceux qui caractérisent
les dessins de Guerra.
Ce rôle d’intendant des arts, de concepteur et
d’organisateur, a fait que Guerra a très peu
peint. Il a en revanche dessiné, énormément
dessiné. Le dessin était pour lui un mode d’élaboration
des idées dont la fin pouvait se suffire
à elle-même. C’est ainsi que l’on possède des
séries consacrées notamment à des figures
iconologiques et à des histoires, tirées de l’histoire
romaine (Histoire de Rome de Tite-Live)
ou juive (histoire d’Esther), sans que l’on sache
si ces dessins étaient destinés à être gravés. Il
n’est donc pas étonnant que le dessin de
Grenoble n’ait pas, à notre connaissance, de contrepartie peinte [1], même si le format cintré
et les dimensions relativement importantes par
rapport à celles des autres dessins pourraient
laisser présumer qu’il s’agit d’un dessin préparatoire
à une peinture.
Il serait intéressant de comparer la disposition
du sujet des Noces de Cana, telle qu’elle est mise
en place dans ce dessin, avec celles que son
associé fut amené à concevoir et à peindre.
Nebbia réalisa au cours de sa carrière deux
peintures sur ce sujet. La plus importante fut
réalisée pour le dôme d’Orvieto (la commande
lui fut signifiée le 15 février 1567) ; l’autre se
trouve à Castel Rubello, dans l’église de San
Giovanni. Un ensemble de sept dessins est
conservé. Ces deux peintures et le dessin de
Guerra montrent un dispositif iconographique
à chaque fois singulier, conçu à partir, comme il
se doit, des mêmes éléments entrant dans
l’expression du sujet. Un point commun réunit
néanmoins les trois dispositions : l’étagement
en hauteur de la composition, permettant de
compresser l’espace établi de manière ascendante,
avec au premier plan, les échansons
remplissant les jarres, et dans l’axe supérieur, le
performateur du miracle, Jésus. Le dessin de
Guerra accentue encore plus ce mouvement
ascendant en raison de la saturation de l’espace,
entièrement rempli de figures, alors que les
tableaux de Nebbia sont, dans la partie
supérieure, occupés par des zones vierges de
toute figure. Nebbia et Guerra font ainsi à partir
d’éléments identiques trois dispositifs en tout
point dissemblables et originaux.
[1] On aurait pu mettre en rapport le dessin de Grenoble avec une fresque peinte dans la nef de la basilique Sainte-Marie-Majeure à Rome dont on sait que le programme fut supervisé par Nebbia et Guerra à l’extrême fin du pontificat de Sixte Quint. Mais la disposition des figures est tellement différente que cette entreprise n’aurait eu guère de sens.
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