Bataille au Tonkin

Hermann VOGEL
XIXe siècle
Crayon graphite, plume et encre noire, lavis d'encre grise, gouache blanche sur papier vélin crème
34,9 x 24,3 cm
Crédit photographique :
Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Acquisition :
Mode et date d'entrée inconnus

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Cette très belle aquarelle, trouvée sans nom d’artiste ni numéro d’inventaire dans le Cabinet des dessins, doit être rendue sans conteste à Hermann Vogel[1], artiste né à Flensburg dans le Schleswig-Holstein[2] en 1856 et dont la plus grande partie de la carrière se déroule à Paris. Sa signature très reconnaissable en bas à droite se retrouve identique sur les planches satiriques que l’artiste produit en grand nombre pour la presse de l’époque – comme La Caricature[3] ou L’Assiette au beurre [4] – mais aussi au bas des quelques lettres de sa main conservées chez ses descendants[5]. Après une formation artistique à Munich, Hermann Vogel arrive en France en 1878 et débute une carrière d’illustrateur grâce à sa rencontre avec le graveur Fortuné Louis Méaulle. L’édition de livres illustrés va dès lors devenir sa principale source de revenus. On lui doit en particulier de nombreuses planches pour des ouvrages pour enfants, comme Le Grillon du foyer de Charles Dickens chez Hachette ou Les Contes de Charles Perrault édités par la Maison Quantin en 1887. L’artiste n’hésite pas, dans ses illustrations en noir ou couleurs, à souligner l’horreur de certaines scènes en insistant, par exemple, sur le billot sanguinolent sur lequel Barbe-Bleue a assassiné ses femmes[6]. Il illustre aussi des monuments de la littérature classique comme les Œuvres de Victor Hugo, le Faust de Goethe ou les Nouvelles extraordinaires d’Edgar Poe. L’atmosphère de ses planches ou de ses vignettes est d’un romantisme toujours noir, le trait est efficace et incisif, propre à être traduit ensuite à l’eau-forte ou la lithographie. Ses illustrations sont habituellement préparées par des dessins à la plume ou des aquarelles plus poussées qu’il n’hésite pas à présenter comme des œuvres abouties dans la section « Dessins » du Salon de la Société nationale des beaux-arts, dès sa fondation en 1890. En 1892, par exemple, il expose les dessins préparatoires pour l’édition illustrée de Trente et quarante d’Edmond About[7]. La planche du musée de Grenoble, conçue avec deux registres imbriqués l’un dans l’autre, pourrait être un projet d’illustration pour un ouvrage dont il n’a pas été possible de retrouver la trace. Des guerriers chinois en costumes traditionnels mais armés de fusils, engagent un combat d’une extrême violence dont il n’est guère possible de prévoir l’issue. Le sujet représenté est probablement à mettre en relation avec un épisode de la guerre qui oppose la Chine et la France au Tonkin en 1884-1885[8]. L’armée impériale chinoise – reconnaissable à ses uniformes désuets, longues tresses dans la nuque, calots noirs, longues tuniques, chapeaux plats en paille – est secondée par les rebelles Pavillons noirs juchés sur des éléphants de guerre. Brume, fumée, mouvement, atmosphère fantastique, tout concourt ici à plonger le spectateur au cœur de la bataille dont semblent jaillir vers le ciel d’étranges personnages masqués. L’artiste excelle à rendre, d’un trait rapide et sûr, la course des soldats, le bruit et la fureur des combats, la confusion du corps-à-corps. Ses lointains lumineux laissent deviner des formes imprécises que l’imagination seule permet de recréer. La fenêtre qui s’ouvre en bas au centre, avec son sampan traditionnel à longues rames voguant calmement sur les eaux de la baie d’Ha Long, dans le golfe du Tonkin, ancre ce combat mythique dans un lieu géographique précis. « M. Vogel, qui possède l’imagination ardente, n’en a pas moins le don de la vie et de la vérité. Il apporte à la peinture l’attrait de la fantaisie en même temps que le pittoresque bagage de la science historique », résume un critique anonyme en 1910[9]. Si la date et le mode d’entrée de cette aquarelle au musée de Grenoble sont inconnus, il est probable qu’elle provienne de la collection du fils de l’artiste, Pierre Vogel, qui réside jusqu’à sa mort en 1972 au Sappey-en-Chartreuse, à quelques kilomètres de la ville.


[1] Celui-ci ne doit pas être confondu avec son homonyme, Hermann Vogel (1854-1921), illustrateur allemand originaire du royaume de Saxe et à qui l’ont doit les planches du Conte du genévrier en 1893 et de Hansel et Gretel en 1894. Leur signature et leur style sont très différents.
[2] Province au nord de l’Allemagne, alors sous domination danoise.
[3] « Les Joies de l’adultère », La Caricature, numéro du 11 juin 1892.
[4] Son nom apparaît dès le premier numéro de L’Assiette au beurre en 1901. On lui doit un numéro sur la « Danse macabre » en 1902 et un autre sur « Les Peintres » en 1904. Dans ce dernier, il se moque gentiment du peintre militaire comme de l’impressionniste, du membre de l’Institut comme du coloriste.
[5] La plus grande partie des éléments biographiques de l’artiste nous ont été communiqués par sa famille qui possède encore quelques dessins préparatoires pour des illustrations, mais aussi des portraits photographiques de l’artiste dans son atelier.
[6] Voir Hermann Vogel, L’épouse de Barbe-Bleue pénètre dans la pièce interdite, dans Les Contes de Perrault, Paris, Maison Quantin, 1887, BnF, Département des estampes et de la photographie, Ka Mat 6a 4e, Albums enfants, 1885-1899.
[7] Edmond About, Trente et quarante, Paris, 1891 (illustration Hermann Vogel).
[8] Guerre qui oppose la France à la Chine pour la possession du Tonkin (région du Vietnam limitrophe de la Chine).
[9] « Des toiles que l’on admire au Salon de peinture », in Lectures pour tous, Paris, 1910, p. 319.

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