Pinas, petite frégate hollandaise

Réalisé exclusivement au moyen d’une fine
plume, trempée dans une encre brune, précise
et descriptive pour les détails du navire mais
plus suggestive pour les flots et la fumée, ce
dessin s’inscrit très clairement dans le sillage
des oeuvres de Hendrik Cornelisz. Vroom. Ce
grand peintre est parfois qualifié de « père de
la peinture hollandaise de marines » et il est
certain qu’il joue un rôle déterminant dans le
développement de ce genre pictural à la fin du
XVIe siècle et dans les premières décennies du
Siècle d’or.
La biographie de Hendrik Vroom est sans
doute l’une des plus rocambolesques que Karel
van Mander conte dans son Livre des peintres[1].
Poussé à prendre le large par la sévérité d’un
beau-père sculpteur, le très jeune Vroom part
pour un long périple à travers l’Europe du Sud
qui dure au moins cinq années et le mène en
Espagne, en Italie et en France[2]. Mais la carrière
de Vroom ne s’arrête pas en 1604, date
de publication de sa Vie par Van Mander. Il
meurt en 1640, à presque quatre-vingts ans, à
l’issue d’une carrière couronnée de succès et
de commandes prestigieuses[3] et après avoir
formé non seulement ses deux fils mais aussi
Jan Porcellis[4].
Dans ce dessin, on note une manière de rendre
la houle, en longs traits parallèles pour les
vagues et en lignes bouclées pour les moutonnements
de l’écume, qui s’approche beaucoup
du traitement graphique d’une autre feuille
de Hendrik Vroom conservée au Rijksprentenkabinet
à Amsterdam[5]. De même, la précision
avec laquelle les cordages et les détails
du navire sont exécutés, qui s’oppose aux silhouettes
rapidement esquissées des personnages,
est une caractéristique que l’on trouve
dans d’autres oeuvres de Hendrik Vroom,
notamment celles conservées dans la collection
Frits Lugt, à Paris[6] et au National Maritime
Museum de Greenwich[7].
Toutefois, le sujet du dessin rend une attribution
à Hendrik Vroom peu probable. Le
navire représenté est en effet très particulier.
Les trois personnages que l’on aperçoit à son
bord donnent l’échelle de ce modeste trois-mâts,
tout de même armé de dix-huit canons
(l’un vient de faire feu, sans doute pour un
salut). Il porte pavillon néerlandais, ainsi que
le laissent penser ses trois bandes horizontales
– certes sans précision des couleurs rouge,
blanc, bleu – alors déjà symbole des Pays-Bas.
La coque basse et allongée du navire comme la cabine à l’arrière suggèrent que l’on a affaire à
un « pinas », type de petite frégate hollandaise,
qui ne fait pas son apparition avant la seconde
moitié du xviie siècle[8].
En outre, les costumes portés par les deux personnages
à l’arrière du navire placent eux aussi
notre feuille après 1650 : le chapeau plat et le
jabot de la figure masculine, de même que le
capuchon et la courte cape de la dame, sont
des accessoires vestimentaires datant de la
seconde moitié du siècle.
Dans la collection de Grenoble, ce dessin est
attribué à Cornelis Hendriksz. Vroom[9], fils
aîné du grand peintre de marines. Cornelis
est d’abord apprenti auprès de son père,
puis assistant dans l’atelier familial où son
frère Frederik fait aussi ses premières armes.
Contrairement à Hendrik, Cornelis abandonne
rapidement la peinture de sujets maritimes
pour se consacrer au paysage, genre qui
fleurit alors dans la ville de Haarlem et dont
il sera l’un des principaux représentants. Cornelis
Vroom est aussi un excellent dessinateur,
mais on connaît relativement peu de feuilles
de sa main et encore moins représentant des
marines[10]. De plus, la date relativement tardive
du sujet rend l’attribution à Cornelis Vroom
problématique, car l’artiste semble avoir abandonné
complètement les sujets maritimes à
cette période de sa carrière.
Quant à une attribution à Frederik Vroom[11],
le jeune frère de Cornelis, elle se heurte à
l’absence de corpus bien défini des oeuvres
de cet artiste[12]. De plus, les quelques oeuvres
que George Keyes et M. Russell lui attribuent
prudemment présentent un trait nerveux
et dense, éloigné de la clarté et même de la
notable absence d’ombres que l’on trouve
dans le dessin de Grenoble[13].
L’identité de l’artiste[14] qui a dessiné cette
feuille demeure donc pour le moment inconnue,
mais il convient sans doute de le placer
dans l’entourage tardif ou parmi les suiveurs
de Hendrik Vroom.
[1] Van Mander, 1604, fo 287 ro, 288 vo. Si certains détails du récit que rapporte Van Mander sont hauts en couleur et sujets à caution, l’essence doit en être véridique car l’auteur tenait probablement ces informations directement de Vroom qui, comme lui, résidait à Haarlem. Voir Van Mander, Miedema, 1994-1998, V, p. 226.
[2] Ses vues de sites français constituent les premières traces de son activité graphique ; voir Alsteens, Buijs, 2008, p. 227-232.
[3] Van Mander, Miedema, 1994-1998, V, p. 234, et Russell, 1983, p. 141-173.
[4] Jan Porcellis (1583/1585-1632).
[5] La feuille est dessinée sur ses deux faces : Vaisseau de la compagnie des Indes orientales et Marine, plume et encre brune, 21,3 × 16,6 cm, Inv. RP-T-1903-A-4766 (recto et verso), Amsterdam, Rijksprentenkabinet, Rijksmuseum.
[6] Boon, 1992, no 230.
[7] Bateaux de pêche, vers 1600, plume et encre brune, 14,8 x 19,4 cm, Inv. PAF5522, Greenwich, Londres, National Maritime Museum.
[8] Mes plus vifs remerciements à Remmelt Daalder, conservateur au Scheepsvaartmuseum à Amsterdam, pour son aide précieuse dans l’identification du type de bateau. Les « pinas » (qui n’ont rien à voir avec les actuelles pinasses françaises, naviguant notamment dans le bassin d’Arcachon) ont peu fait l’objet de représentations au XVIIe siècle. Willem van de Velde le Jeune a toutefois dessiné un type de navire similaire (mais sans cabine) dans une feuille conservée à Greenwich au National Maritime Museum (Inv. PAH1777).
[9] Cornelis Hendriksz Vroom (Haarlem ou Dantzig, vers 1590 – Haarlem, 1661).
[10] George Keyes lui attribue 37 dessins dans sa monographie (1975, II, no D1-D37 ; sept sont des marines ou des vues de rivières avec des embarcations), mais ce nombre a depuis été revu et moins de 25 feuilles lui sont aujourd’hui données avec quelque certitude ; voir cat. exp. Londres, Paris, Cambridge, 2002, n° 13.
[11] Frederik Vroom (Haarlem vers 1600 – id., 1667).
[12] Voir Boon.
[13] Keyes, 1982, p. 122-124 et pl. 8-9 ; Russell, 1983, p. 187- 191, 202-203 ; voir aussi Boon, 1992, n° 231.
[14] D’un point de vue stylistique, le dessin grenoblois présente un curieux mélange. L’aisance du dessinateur à représenter les détails du navire s’accorde mal avec les zigzags informes employés pour les contours des drapeaux. Ces éléments ont pu être ajoutés ultérieurement, par une autre main, quelque peu maladroite.
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