Figures algériennes

« Les femmes dans les rues sont comme ces maisons. Ce sont des paquets ambulants : vous n’en apercevez sous la couverture massive dont elles sont entortillées que les deux yeux qui leur servent à se conduire et le bout de leurs doigts qui ramènent sur le reste de leur visage un grand bout de cette espèce de suaire », écrit Delacroix dans ses Souvenirs[1]. L’artiste ne cache pas, au cours de ce voyage, sa fascination pour les femmes qu’il croise au Maroc et en Algérie, qu’elles soient musulmanes ou juives. Ces dernières, avec leurs costumes colorés et leurs lourds bijoux, font l’objet d’un nombre considérable de dessins, notes et croquis, car elles sont plus faciles à approcher et à dessiner dans l’intérieur des foyers juifs où Delacroix est admis, en particulier à Tanger, grâce à l’intervention du drogman Abraham Benchimol[2]. « C’est chez elles qu’il fallait les voir et non dans les rues, où elles vont ordinairement entourées d’un grand voile qui dissimule le charme de leur costume[3]. » C’est à la manière dont ces femmes juives drapent leur haïk _– cette pièce d’étoffe blanche, enroulée puis maintenue à la taille par une ceinture et ramenée ensuite sur les épaules pour y être fixée par des fibules –, qu’est consacré le verso de cette feuille. Dans la partie supérieure, l’artiste numérote les étapes de la mise en place du drapé. On retrouve cette manière de procéder dans une feuille très proche, dont le modèle est identique, conservée au musée Lansyer de Loches[4]. Une inscription en haut à gauche nous apprend qu’il s’agit ici de « femmes juives ». Dans la partie basse du verso du dessin de Grenoble, une inscription de la main de l’artiste, « avec le bernusse sur le Haÿck »[5], semble renvoyer à un modèle masculin. Au recto, le personnage féminin qui se trouve en haut porte une _gandoura (tunique longue) sur laquelle est drapé le haïk. Les sept croquis en partie basse montrent pour leur part la manière de draper le chèche (ou voile) autour de la tête[6]. Le chèche est une sorte de très long foulard porté par les Touaregs pour se protéger du soleil et du vent dans le désert. Il est probable que Delacroix a pu observer ces populations du Sud de l’Algérie dans les rues d’Alger, pendant les quelques jours où il visite la ville entre le 25 et le 28 juin, juste avant de reprendre le bateau pour la France. Dans le carnet du Louvre (RF 9154), au revers du plat supérieur de la couverture, l’artiste prend quelques notes rapides durant ce bref séjour : « acheter caftan de draps, caftan de basin ouvert par devant, chemise à manches, id. sans manche, de femme. Manière de retrousser les manches », toutes indications qui manifestent l’intérêt de Delacroix pour les vêtements orientaux et la manière de les porter. « J’ai été par-dessus tout surpris de l’extrême simplicité de leurs costumes et en même temps de la variété qu’ils savent donner à l’arrangement des pièces qui le composent », écrit-il à Théodore Gudin le 23 février[7]. L’artiste ramènera d’ailleurs de son voyage plusieurs vêtements et pièces de tissus traditionnels[8]. Dans ce dessin, le regard de Delacroix sur les pièces d’habillement n’est plus seulement artistique. L’artiste se fait aussi ethnographe, chaque croquis documentant précisément les gestes successifs donnant forme et élégance à ces simples étoffes. Ce dessin double face, marqué par un pli central horizontal, fait songer à un feuillet d’un carnet démembré. Pourtant, c’est plus probablement une feuille de papier à lettres que l’artiste a pliée en deux pour tirer le meilleur parti de la page. Le papier comporte un filigrane montrant un buste de Napoléon couronné de laurier, entouré de l’inscription « NAPOLEON EMPEREUR DES FRANÇAIS ET ROI D’ITALIE », qui date au minimum de 1812. En effet, une lettre adressée à un M. Guillères à Castelnaudary et datée de 1812, rédigée sur un papier portant le même filigrane, est passée en vente en novembre 2017[9].
[1] Eugène Delacroix, Souvenirs d’un voyage dans le Maroc, op. cit., p. 125. Quelques lignes plus haut, p. 124, Delacroix décrit les maisons comme « des forteresses sans fenêtre et même sans porte ».
[2] Abraham Benchimol est l’interprète du consulat de France à Tanger. Delacroix fera pour Mornay une aquarelle de sa femme et de sa fille, New York, Metropolitan Museum, inv. 1972.118.210. Les dessins de femmes juives en costumes sont très nombreux dans le carnet conservé au musée Condé à Chantilly, inv. Ms 390.
[3] Eugène Delacroix, op. cit., p. 112.
[4] Au verso de ce dessin, se trouve une autre série de dessins montrant la manière dont les Juives drapent le haïk. Une autre feuille sur le même sujet, conservée dans une collection particulière, présente aussi une succession de dessins numérotés, documentant les étapes de la mise en forme du drapé. Ces deux feuilles sont reproduites dans Maurice Arama, Eugène Delacroix au Maroc, les heures juives, Paris, Non Lieu, 2012, p. 88-89.
[5] Le « bernusse » est en fait le burnous, un manteau en laine, long, sans manches, avec une capuche pointue, d’origine berbère ancienne porté surtout par les hommes.
[6] Je remercie ici Hana Chidiac, du musée du Quai Branly, pour l’identification des pièces de costumes représentées et leur provenance géographique.
[7] Correspondance générale d’Eugène Delacroix, op. cit., t. I, p. 313.
[8] Voir à ce sujet cat. exp. Delacroix, objets dans la peinture, souvenirs du Maroc, Paris, musée national Eugène-Delacroix, 2014-2015, Paris, Le Passage, musée national Eugène Delacroix, Les éditions Musée du Louvre , 2014, p. 153.
[9] Vente eBay du 23/11/2017, http:/www.ebay.fr:itm/LAC-1812-ELBEUF-a-CASTELNAUDARY.
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