Scène de la comédie de l'étudiant Cornélius

L’attribution de ce dessin, lors de son arrivée
dans la collection du musée, au peintre hollandais
Jan Steen n’étonne guère au vu du sujet
représenté. Il semble au premier abord être ce
que l’on a coutume d’appeler un « ménage à
la Jan Steen » (huishouden van Jan Steen), en
d’autres termes, un intérieur désordonné dans
lequel une famille s’adonne, souvent joyeusement,
à de vaines activités tandis que la maison
va à vau-l’eau, tel qu’on le trouve à foison
dans l’oeuvre de l’artiste néerlandais.
Les recherches entreprises sur le dessin de Grenoble
ont toutefois permis de déterminer avec
précision l’iconographie de la composition.
Elle est tirée de la comédie Cornelius Relegatus
écrite par Albert Wichgrev (vers 1575-1619)
pour le jubilé de l’université de Rostock en
1600[1]. Cette satire latine du parcours d’un étudiant
qui échoue lamentablement en s’adonnant
à tous les plaisirs que peut offrir la vie
universitaire, loin du foyer familial dont il
dilapide l’argent, aura un succès tel qu’elle sera
rééditée dès 1601-1602 puis traduite en allemand
par Johannes Sommer dès 1605[2].
La comédie, qui brode manifestement sur le
motif du fils prodigue[3], donne rapidement lieu
à des séries d’estampes illustrant certains de ses
épisodes. La première, réalisée par le graveur
de Nuremberg Heinrich Ullrich, est publiée à
Strasbourg en 1608 puis reprise et élargie par
l’artiste et éditeur strasbourgeois Jacob van
der Heyden (1573-1645) en 1618 dans son Speculum Cornelianum. Pugillus facetiarum
iconographicarum[4]. Le graveur berlinois Peter
Rollos donne en 1624 lui aussi une version de
ces illustrations dans sa série de cinquante-huit
estampes Vita Corneliana emblematibus[5].
Parmi les images qui illustrent l’histoire de
Cornelius, celle qui eut incontestablement le
plus de succès et que l’on trouve abondamment
jusqu’au XVIIIe siècle, est l’épisode représenté
dans la feuille de Grenoble et figurant,
avec diverses variantes mais une iconographie
inchangée, dans les séries gravées[6].
Cornelius assis sur une chaise dans sa chambre
désordonnée, reçoit la jeune femme qui vient
lui présenter un enfant, fruit de leur union
illégitime. Bien des détails de l’estampe
concordent avec ceux que l’on aperçoit dans
le dessin. L’étudiant porte son bras en écharpe,
après une blessure reçue lors d’une rixe ; dans
la pièce, les rats courent, là aux pieds du malheureux
étudiant, ici sur sa table ; éparpillés au
sol, le jeu de trictrac, les cartes, les raquettes
de jeu de paume, la cruche renversée, les instruments
de musique sont autant de témoins
des débordements qui ont mené Cornelius à
sa perte. Le personnage traçant des lignes à la
craie sur la porte de l’étudiant est envoyé par
le recteur : il y inscrit sa citation devant le tribunal
universitaire (dans certaines versions,
on peut lire la phrase dominus citatur ad rectorem)
qui aura pour conséquence son renvoi
de l’université (sa relegatio)[7].
Cette iconographie d’outre-Rhin a confirmé
l’intuition que le dessin était de la main d’un
artiste allemand. Le répertoire des monogrammistes
de Nagler a permis de s’orienter vers
Georg Strauch[8] dont il s’est avéré que de nombreuses
feuilles étaient signées avec le même
monogramme à la forme caractéristique[9]. De
plus, une feuille conservée au Metropolitan
Museum à New York présente non seulement
la même signature, mais encore une technique
très similaire[10]. La série de onze dessins pour
des Mois de l’année au Germanisches Nationalmuseum
à Nuremberg permet de confirmer
l’attribution à Georg Strauch[11].
On retrouve ainsi, dans L’Allégorie du mois de
janvier, la même attention portée aux détails
du poêle, des vitres comme des vêtements.
C’est peut-être pour l’édition d’une nouvelle
série de la vie de Cornelius que Strauch a créé
le dessin aujourd’hui dans les collections grenobloises.
Si Dieter Beaujean n’a pas encore
rencontré d’estampe tirée de ce dessin – ni de ceux des Mois de Nuremberg –, il pense qu’il
pourrait bien s’agir d’une feuille préparatoire
pour une gravure[12]. Georg Strauch a en
effet fourni tout au long de sa carrière de très
nombreux dessins pour des estampes : pages
de titre, portraits, illustrations de livres. Cet
artiste de Nuremberg particulièrement versatile
a travaillé avec les meilleurs graveurs
allemands de son temps[13]. Mais sa célébrité
repose surtout à l’époque sur sa maîtrise de la
peinture sur verre et sur émail qui lui vaudra
les éloges du biographe Joachim von Sandrart
dans sa Teusche Akademie[14].
Le dessin de Grenoble ne présente pas de trace
de transfert sur une planche de cuivre (ni incisions
ni pierre noire au verso) ; en outre ses
petites dimensions n’en font pas seulement un
modèle possible pour une gravure mais aussi
pour une plaque d’émail. On sait en effet que
cet épisode de la vie de Cornelius a orné une
médaille de l’université d’Altdorf[15] et a donc
pu décorer un objet émaillé. Il n’est pas impossible,
enfin, que le dessin n’ait eu aucune fonction
préparatoire mais qu’il ait été produit par
Strauch pour figurer dans l’album amicorum
d’un étudiant.
[1] Rasche, 2009, p. 188.
[2] Cornelius relegatus. Eine newe lustig Comoedia..., Magdebourg, 1605. Pour les publications de la comédie, voir Rasche, 2009, p. 189, en particulier note 74.
[3] Rasche, op. cit., p. 189.
[4] Ibid., p. 188 et 190. Le Speculum Cornelianum combinerait en fait deux séries que Van der Heyden avait publiées en 1608 et 1617, voir Hollstein German, XIIIA, 186 et Veldman, 2006, p. 241.
[5] Hollstein German, XXXV, 96-153. On peut d’ailleurs noter que son fils Peter Rollos II édite lui aussi une série sur Cornelius : Philotheca Corneliana…, Berlin, vers 1680 ; Hollstein German, XXXV, 1-53.
[6] Rasche, op. cit., p. 190. La plupart des dessins présentant cette même scène se trouvent dans des Stammbücher (alba amicorum) d’étudiants allemands. Voir : Jacob von der Heyden, Alea, Alea, Venus virosa Vacuna, inventa [...] Cornelius in ich genant, allen studenten wollbekant, burin, planche 3 du Speculum Cornelianum…, Strasbourg, 1618, Bibliothèque nationale de France, cote 8-Z-15574 (1) – L2.40-A .
[7] Ibid., p. 195.
[8] Nagler, 1919, III, no 384, p. 120.
[9] Notamment deux portraits d’hommes inconnus, conservés à Nuremberg, au Germanisches Nationalmuseum, Graphische Sammlung, inv. Hz 4926, Kapsel-Nr. 570a et inv. Hz 5294, Kapsel-Nr. 570a.
[10] Plume et encre noire, lavis gris, 7 x 6,3 cm, Gift of Harry G. Friedman, 1964, Inv. no 64.682.388.
[11] Je tiens à remercier Dr Claudia Valter, conservatrice au Germanisches Nationalmuseum, de m’avoir envoyé des photos de ces dessins et fourni toutes les informations concernant leurs caractéristiques techniques et leur provenance. Voir par ex. : Georg Strauch, Allégorie du mois de janvier, plume et encre noire, lavis gris, 11 x 6,7 cm, Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum, Graphische Sammlung, inv. no StN 14071, Kapsel 1534b.
[12] Communications écrites des 22 et 24 juillet 2013.
[13] Mahn, 1927, p. 46.
[14] Sandrart, 1675, II, livre 3, p. 373-374. Pour des objets décoratifs ornés de plaques d’émail peintes par Georg Strauch (notamment présentes dans des collections publiques françaises), voir Schiedlausky, 1965, p. 368-374.
[15] Rasche, op. cit., p. 192 pour la médaille et passim pour les Stammbücher.
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