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Le biographe Carel van Mander consacre,
dans son fameux livre des peintres, le Schilder-
boeck publié en 1603-1604, un chapitre
à Abraham Bloemaert (fol. 298). Il le considère
comme le plus important peintre actif à
Utrecht avec Joachim Wttewael (1560-1638).
Peintre d’histoire, de portrait, de paysage et
de genre, Bloemaert commence à réaliser des
compositions maniéristes et évolue dans les
années 1610 vers une plus grande monumentalité,
lisibilité et plasticité des formes, préparant
ainsi les tendances classicisantes hollandaises
du milieu du XVIIe siècle. Son grand
mérite est d’avoir formé la future génération
de peintres utrechtois. On compte parmi
ses élèves les fameux peintres caravagesques
d’Utrecht, comme Gerrit van Honthorst
(MG D 231), Hendrick ter Brugghen
ou encore Jan van Bijlert, ainsi que les peintres
italianisants Cornelis van Poelenburgh, Jan
Baptist Weenix ou Jan Both. De son côté, le
noble Joachim Wttewael pratique essentiellement
la peinture d’histoire, parallèlement à
son commerce de lin et de filasse, s’investissant
plus dans la vie publique d’Utrecht que dans la
formation de jeunes artistes. Formé à Utrecht
chez Anthonie Blocklandt, l’artiste passe dans
sa jeunesse quelque temps en France, à Paris et
à Fontainebleau, mais nous ignorons tout des
oeuvres de cette période tout comme de celles
de son séjour à Amsterdam en 1592.
Carel van Mander présente Bloemaert comme
un artiste polyvalent et un fin observateur de
la nature : « Certains amateurs ont de beaux
paysages [de la main de Bloemaert] animés
de subtiles et drôles de fermes avec des outils
paysans, des arbres et des choses du terroir qui
existent en grande variété et en grand nombre
autour d’Utrecht. Comme il travaille beaucoup
d’après nature, ses dessins exécutés à la plume
et rehaussés d’aquarelles sont tout particulièrement
réussis et il produit des effets inhabituels[1].
» Le dessin de Grenoble fait partie de
ces études de ferme, exécutées par Bloemaert
dans les années 1590 et qui sont ses premières
oeuvres connues aujourd’hui. L’artiste trace la
ferme à la pierre noire et reprend ensuite à la
plume les contours du bâtiment avant d’ajouter
les rehauts d’aquarelle. Cette attribution a
été confirmée par Jaap Bolten, auteur en 2007
du catalogue raisonné des dessins de l’artiste.
Bolten compare à juste titre le dessin de Grenoble
avec une Ferme délabrée, exécutée à la
pierre noire et rehaussée d’aquarelle, conservée à Paris à la Fondation Custodia (Inv. 8808).
D’une grande variété aussi bien dans les
motifs que dans les techniques, ces fermes se
caractérisent par une certaine objectivité et
une remarquable économie de moyens.
La guerre d’indépendance, menée par les provinces
du nord des Pays-Bas, a considérablement
dévasté les environs d’Utrecht. La ville
s’est libérée du joug espagnol dès 1577 et les
habitants ont détruit la fameuse « Vredenburg
» (la forteresse de la paix), construite
par Charles Quint et devenue le symbole du
pouvoir des Habsbourg. C’est encore à Utrecht
qu’est signé le 23 janvier 1579 le traité de
paix déclarant l’indépendance des provinces
des Pays-Bas du Nord. Tous ces évènements
dramatiques montrent bien que Bloemaert a
pu trouver sans problème un peu partout des
ruines à dessiner sachant qu’il possède, à dix
kilomètres d’Utrecht, une maison à la campagne
où il habite en permanence depuis 1595.
Bolten considère tout particulièrement le
« Berlin Album », comprenant de nombreuses
vues de fermes des environs d’Utrecht, comme
le premier témoignage artistique de Bloemaert
exécuté à la fin des années 1580 ou au début
des années 1590[2]. Une seconde version d’une
des feuilles du « Berlin Album » est conservée
dans une collection particulière[3].
La Ferme de Grenoble doit, pour des raisons
stylistiques, dater de la même période mais le
grand nombre de fermes réalisées par l’artiste
montre que ce sujet a continué à l’intéresser
dans les années 1590-1600, et il est donc
difficile pour le moment de confirmer avec
précision la date d’exécution de cette feuille.
Abraham Bloemaert intègre parfois certaines
de ses fermes dans ses tableaux d’histoire, par
exemple dans Le Fils prodigue, Tobie et l’Ange,
L’Expulsion de Hagar, La Fuite en Égypte, La
Nativité, L’Enlèvement de Ganymède, Élie et
la veuve ou encore L’Histoire de Latone. Bon
nombre de ces peintures furent gravées par
Boetius Adams Bolswert, lequel travaille un
certain temps à Utrecht avant de s’installer à
Anvers et de collaborer avec Rubens.
On constate que d’autres artistes néerlandais
contemporains peignent à cette période des
fermes délabrées et pittoresques, notamment
à la cour de Prague comme l’Utrechtois Paulus
van Vianen ou encore Roelandt Savery. Cela
témoigne d’un véritable engouement, en cette
fin du XVIe siècle, pour les études d’après nature
ne dédaignant pas les motifs les plus modestes. Cette pratique a été reprise par Rembrandt et
ses élèves, dessinant des vieilles fermes dans
les environs d’Amsterdam, surtout dans les
années 1640.
Paradoxalement, Bloemaert dessine dès la fin
du XVIe siècle des figures élancées et élégantes,
dans des positions compliquées et extatiques
en forme de spirale, qui rappellent Bartholomeus
Spranger. Bloemaert partage cette
fascination pour les deux pôles extrêmes
de la création artistique dans les Pays-Bas –
observation d’après nature, invention la plus
étrange – avec d’autres artistes de sa génération
comme Hendrick Goltzius ou le Lorrain
Jacques de Bellange. L’influence des oeuvres
graphiques de Bloemaert sur l’art français est
considérable. De Georges Lallemand jusqu’à la
génération des peintres français nés vers 1700, comme François Boucher ou Pierre Subleyras,
les artistes ont admiré et abondamment copié
ses dessins et gravures de figures, de paysages
et de fermes.
Le verso du dessin de Grenoble est une copie
d’après une fresque de Raphaël, plus précisément
la partie centrale d’un arc au-dessus de
la chapelle Chigi de l’église Santa Maria della
Pace à Rome. Cet arc est décoré de sibylles et
d’anges et ce sont ces derniers qui ont attiré
l’attention du dessinateur qui a ajouté un cartouche
sous le putto central. Qui est l’artiste du
verso ? Bolten observe à juste titre que l’oeuvre
n’a rien à voir avec Bloemaert. S’agit-il d’un
élève du maître ? Dans un article intéressant
paru en 1997, Gero Seelig publie le verso de la
Ferme délabrée de la Fondation Custodia, qui
représente une vue du Colisée romain. L’auteur
pense que le recto et le verso reviennent
en fait à Hendrick Bloemaert, fils d’Abraham,
qui a séjourné à Rome mais Bolten ne l’a pas
suivi dans cette nouvelle attribution[4]. L’artiste
semble avoir utilisé plutôt un dessin qu’une
gravure d’après la fresque de Raphaël, une
des oeuvres les plus louées dans les Vies de
Vasari. En effet, selon Passavant, elle n’a été
gravée pour la première fois dans son intégralité
qu’en 1772 par Giovanni Volpato pour la
Schola Italica picturae de Hamilton, parue un
an plus tard[5].
[1] Traduction de l’auteur.
[2] Bolten, 1998, p. 17-25.
[3] Autrefois à l’Albertina à Vienne, aujourd’hui dans une collection particulière ; voir Bolten, 2007, I, sous no 1345, et II, fig. 1345a.
[4] Seelig, 1997, p. 386-388, fig. 7.
[5] Passavant, II, 1839, p. 171.