(Sans titre)
Constantijn Huygens le Jeune n’est pas artiste
de profession mais un dessinateur amateur
accompli dont on conserve un grand nombre
de feuilles. Il fait une brillante carrière – commencée
certes tardivement – au service du
stathouder Willem III dont il est le secrétaire
privé, poursuivant en cela la tradition familiale
puisque son grand-père et son père ont
respectivement occupé cette fonction auprès
de Willem I (Guillaume le Taciturne) et de Frederik
Hendrik. Huygens accompagne le prince
au cours de ses campagnes militaires dans les
Pays-Bas du Sud et en Allemagne et séjourne à
Londres lorsque Willem III devient roi d’Angleterre.
Durant ces pérégrinations, il tient un
volumineux journal – commencé dans sa jeunesse
– et exécute de nombreux dessins portant
bien souvent des annotations topographiques
et une date, comme c’est le cas pour la feuille
de Grenoble. L’inscription en haut à droite du
dessin nous informe qu’il s’agit de la ville de
« Naarden, le 12 sept. 1673. Avant sa reconquête
[par le prince d’Orange] ». La petite bourgade,
située à l’est d’Amsterdam sur les bords du Zuiderzee[1],
a en effet été prise par les Français le
20 juin 1672 et est attaquée par les troupes de
Willem III en septembre de l’année suivante,
pour être libérée le 12 de ce même mois.
L’identification du site représenté a toutefois
été mise en doute dans le catalogue de l’exposition
consacrée aux dessins de Huygens, car
les auteurs n’y reconnaissaient ni le profil de la
ville, ni l’aspect de la Vituskerk ou Grote Kerk (Grande Église)[2]. On peut toutefois se faire une
idée précise de l’aspect de la bourgade dans les
années 1670. La prise de Naarden a donné lieu
à de nombreuses représentations dans des gravures
d’actualité, allant de petites eaux-fortes
réalisées à la hâte[3] à des gravures plus prestigieuses,
comme celles de Romeyn de Hooghe dont le double titre, en néerlandais
et en français, indique qu’elle ne s’adressait pas
seulement à un public des Pays-Bas du Nord (Le Siège & La Prise de la ville de Narde qui est la première Conqueste que Son Altesse Royale Monseigneur le Prince d'Orange a faitte le 12 septembre 1673, Amsterdam, Rijkmuseum, Inv. RP-P-OB-79.278).
Or, dans cette estampe, la ville est représentée
depuis un point de vue analogue à celui
choisi par Huygens. On y reconnaît,
à droite du profil de la ville, le moulin proéminent
et surtout, l’église avec son chevet au
premier plan, son large transept et sa tourelle
surmontée d’un bulbe au-dessus de sa nef. Le
dessinateur a, il est vrai, allongé les proportions
de la tour-lanterne[4] et indiqué de façon erronée
l’ombre sur la toiture du chevet, rendant ainsi
l’église difficile à identifier au premier coup
d’oeil. En outre, un lavis gris-brun, suggérant la
brume ou les fumées éparses des canonnades,
cache au spectateur les fortifications normalement
si reconnaissables de la petite ville[5].
Le dessin a pour la première fois été attribué
à Constantijn Huygens le Jeune par Horst
Gerson, en 1976, dans un article qu’il lui a
consacré[6]. Marcel Roethlisberger choisit de
faire figurer la feuille dans la sélection qu’il
présente l’année suivante au musée de Grenoble
parmi les dessins hollandais du fonds
et confirme cette attribution. Le catalogue de
l’exposition de 1982-1983 déjà citée, consacrée
aux dessins de Huygens, émet pourtant
des doutes sur la paternité de l’oeuvre, affirmant
que l’inscription n’est pas de sa main[7].
Une comparaison avec les annotations autographes
de Huygens, dont sont pourvus la
plupart de ses dessins, dément toutefois cette
assertion. Il est de fait que la ligne inscrite
dans le haut de la feuille de Grenoble a subi
quelques transformations, avec une plume
trempée dans une encre plus sombre qui a
notamment modifié le « 2 » en « 4 », allongé
le « p » et surtout ajouté un point à la barre
du « 7 » – normalement si caractéristique de l’écriture de Huygens – changements qui
ont pu induire les chercheurs en erreur. Surtout,
on reconnaît dans la feuille de Grenoble
la main du dessinateur : son trait de plume vif,
ses lavis appliqués avec rapidité et sans grand
souci de détail, enfin le premier plan accentué
par un brun soutenu que l’on trouve très fréquemment
dans son oeuvre[8].
[1] Appelé aujourd’hui l’IJsselmeer, depuis la construction de l’Afsluitdijk, grande digue qui a fait de cette mer intérieure un vaste lac d’eau saumâtre.
[2] Amsterdam, Gand, 1982-1983, p. 80.
[3] Par exemple les eaux-fortes anonymes, conservées à Amsterdam, Rijksmuseum, Rijksprentenkabinet, inv. RP-P-OB-82.375, inv. RP-P-OB-82.376.
[4] Cette élongation des proportions se retrouve dans d’autres dessins de Huygens : c’est notamment le cas de l’église d’Aarschot dans son dessin conservé à Leyde (Cabinet des Estampes de l’Université de Leyde, collection Bodel Nijenhuis, inv. P.314I28).
[5] Pour les fortifications de Naarden, voir Pikkemaat, 1997, en particulier p. 24-37. Je souhaite remercier ici Laurens Schoemaker, conservateur au RKD et spécialiste de la topographie néerlandaise, d’avoir confirmé mon identification de la ville de Naarden.
[6] On lui avait signalé la feuille dans la collection du musée de Grenoble car elle était alors sous le nom de Philips Koninck, artiste auquel Gerson avait consacré sa thèse de doctorat. Voir Gerson, 1976.
[7] Amsterdam, Gand, 1982-1983, p. 80. Il est vrai aussi que la présence de Huygens au siège de Naarden n’est pas confirmée par le journal tenu durant cette campagne : il commence quelques jours plus tard, le 29 septembre. Toutefois, Gerson a justement souligné que Huygens mentionne bien le gouverneur de Naarden dans son journal, ce qui indiquerait qu’il a bien assisté à la prise de la ville (Gerson, 1976, p. 306).
[8] Voir ainsi par exemple la Vue de Königshoven, 1673, Leyde, Cabinet des Estampes de l’Université de Leyde, inv. PK-T-AW-12, ou encore la Vue de Mol dans le Brabant, 17 octobre 1673, Amsterdam, Rijksmuseum, Rijksprentenkabinet, inv. RP-T-1899-A-4237.
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