Vue de Voorburg

Ce petit paysage hollandais, exécuté à la plume
et à l’encre brune, est entré dans les collections
du musée de Grenoble sous le nom de Pieter
Molijn. Son style pittoresque est pourtant
complètement différent de celui de Jan van
Goyen à qui il convient de donner cette feuille.
Quand les peintres hollandais du XVIIe siècle
se consacrent à la représentation de leur pays,
immense plaine dominée par l’eau et le ciel,
aucun d’eux ne va aussi loin que Van Goyen
dans la représentation de cette vaste terre
humide, où les espaces d’ombre et de lumière,
de soleil et d’obscurité alternent rapidement et
cohabitent même.
Van Goyen présente ici un moulin à vent et
dans l’arrière-plan, cachée par les arbres,
la petite ville de Voorburg. Une annotation
autographe au centre du dessin permet
d’identifier ce lieu qui serait sinon resté
dans l’anonymat. On reconnaît le clocher de
l’église sur une Vue de Voorburg de sud-est
d’Anthony Jansz van der Croos, conservée au
Haags Historisch Museum à La Haye[1]. Située
près de La Haye, Voorburg est une des plus
anciennes villes des Provinces-Unies, fondée
par les Romains. La famille Huygens y possède
au XVIIe siècle une maison de campagne,
le Hofwijck, célèbre pour ses jardins et ses collections
artistiques et scientifiques (MG D 642).
Entre 1618 et 1631, Van Goyen habite à Leyde, dont
la ville de Voorburg n’est éloignée que de
quinze kilomètres.
Dès le début de sa carrière, Jan van Goyen
utilise sans doute la plume même si nous ne
connaissons aujourd’hui aucune oeuvre sûre
de sa main datant des années 1610. C’est à partir
de 1624 et 1625, qu’il se sert pour ses paysages
du pinceau et du lavis – parfois de couleurs
– et qu’il travaille aussi de plus en plus à
la pierre noire rehaussée de touches de lavis.
Afin de rendre avec réalisme les effets lumineux
et les valeurs tonales d’un paysage animé
par des groupes de personnages, des fermes ou
des maisons de campagne, Van Goyen abandonne
la plume au début des années 1630.
Il a recours à de petites hachures précises et
spontanées, qu’il utilise dans l’arrière-plan
d’une façon moins appuyée, pour suggérer la
profondeur. Ces petits traits nerveux donnent
d’ailleurs une atmosphère vibrante et suggèrent
des paysages inondés de lumière.
Comme le dessin n’est pas signé, le biographe
de Van Goyen, Hans-Ulrich Beck, hésite dans
un premier temps à le cataloguer dans sa
monumentale monographie consacrée à l’artiste
alors que la sûreté du trait et les touches,
aux contours fragmentés et ouverts, ne laissent
que peu de doutes sur son authenticité[2]. La
feuille est stylistiquement proche des réalisations
d’artistes haarlémois des années précédentes,
en particulier des dessins du dernier
maître de Van Goyen, Esaias van de Velde
(1587-1630), son aîné d’une dizaine d’années.
C’est chez lui à Haarlem que Van Goyen
s’est formé vers 1617, après avoir effectué un
voyage en France dont nous ignorons tout.
Les relations entre Esaias van de Velde et Jan
van Goyen sont complexes car tous deux font
évoluer la représentation du paysage hollandais
vers davantage de naturel en s’inspirant
sans doute des paysages dessinés d’Hendrick
Goltzius. Dans ses peintures des années 1620,
Van de Velde se montre cependant plus audacieux
que Van Goyen, comme le démontre
son célèbre Paysage d’hiver de 1624, conservé
au Mauritshuis à La Haye, qui n’a pas d’équivalent
dans toute la peinture hollandaise de
l’époque. Par la suite, Van de Velde n’influence pas simplement les peintures de Van Goyen
mais aussi celles d’autres artistes haarlémois
comme Pieter Molijn, Salomon van Ruysdael
ou encore le jeune Pieter van Santvoort.
En revanche, dans l’art du dessin, Van Goyen
est, selon le corpus des oeuvres connues
aujourd’hui, l’artiste le plus novateur. Il va en
effet plus loin qu’Esaias van de Velde dans la
représentation des effets naturels. La feuille
de Grenoble, exécutée vers 1625-1630, en est
une preuve éclatante. Esaias van de Velde reste
par exemple attaché aux contours ininterrompus
et ne capte pas, comme son élève rival, les
effets atmosphériques à l’aide de petits traits
denses et rapprochés, qui paraissent anarchiques
au premier coup d’oeil. Son Passage
du bac, conservé au musée Condé à Chantilly
et datant de la fin de sa vie, illustre bien
sa manière de dessiner qui est plus traditionnelle
(Inv. DE 1057). Également, ses petites esquisses à
la plume – comme celles de 1619 conservées
dans des collections particulières – sont plus
denses et picturales que celles de Van Goyen[3].
Le dessin de Grenoble n’est pas une oeuvre isolée et se rattache probablement à un ensemble.
En 1937, J. E. van Gelder a tenté de classer les
dessins à la plume de Van Goyen selon leur
format en les distribuant en quatre livres d’esquisses
différents (aujourd’hui démembrés)
illustrant les environs de Leyde, de La Haye
ou de Haarlem. L’historien ne connaissait pas
l’oeuvre de Grenoble ni d’ailleurs le second dessin
de ce type (MG D 639) et le mérite
revient à Marcel Roethlisberger et Catherine
Meyer d’avoir rajouté la feuille de Grenoble et
la suivante au livre d’esquisses C de Van Gelder,
comportant les feuilles mesurant 11 cm
sur 18 cm. Pour sa part, Beck accepte le dessin
de Grenoble dans son volume supplémentaire
dédié à Van Goyen, paru en 1987. En revanche,
il ne croit pas à l’existence des livres d’esquisses
établis par Van Gelder et range le dessin parmi
les oeuvres variées de l’artiste, exécutées dans
les années 1620.
[1] Voir Dumas, 1991, no 180, repr.
[2] Voir Beck, 1972, I, p. 54.
[3] Keyes, 1984 no D 67 et D 136.