Etude d'une tête d'homme barbu

Attribuer ce dessin consiste à entreprendre un délicat travail de délimitation infra stylistique. Cela revient, d’une certaine manière, à extraire d’un contexte stylistique général facilement identifiable des micro-caractéristiques stylistiques, propres à un dessinateur supposé, lesquelles seraient difficilement reconnaissables. Les signes graphiques qui caractérisent ce dessin sont en effet saturés de stylèmes carrachesques, tant et si bien que l’on aurait pu se contenter de cette affirmation : cette feuille est issue de modèles stylistiques élaborés par les Carracci ; son auteur de référence est donc l’un des Carracci. Quant aux micro-signes qui seraient la marque de l’exécutant de ce dessin, ceux-ci sont tellement dominés par les macro-signes carrachesques, qu’il semblerait vain de faire ce travail d’extraction. Il est pourtant possible de proposer des noms d’auteurs d’exécution. Trois noms peuvent être avancés : Giacomo Cavedone, Domenichino et Guido Reni. Tous trois sont, bien entendu, passés par l’atelier et l’académie dite des Incamminati des Carracci ; tous trois se sont attachés à dessiner devant le modèle (credo principal de la dite académie) et tous trois sont réputés pour avoir dessiné des têtes d’homme barbu à la pierre noire sur des papiers de couleur bleu. C’est la raison principale qui nous a amené (comme nos homologues connaisseurs) à élire ces trois noms. Si l’on peut, sans trop de difficultés, écarter celui de Cavedone (ses têtes sont structurées par des traits rigides, épais et gras, caractéristiques que l’on ne retrouve pas sur le dessin de Grenoble), il n’en est pas de même pour les deux autres noms. Différencier leurs manières propres, lexicaliser chacune d’entre elles, se révèlent particulièrement difficile. Car tous deux se sont longuement côtoyés, sont passés dans l’atelier de Denys Calvaert à Bologne, avant de rejoindre celui des Carracci ; tous deux sont partis à Rome pratiquement en même temps (Reni en 1601, Dominiquin en 1602) et sont rentrés en rivalité sur le chantier de l’oratoire de Sant’Andrea à San Gregorio Magno en 1609. Disons tout de go, que si le nom de Guido Reni devait s’imposer, ce serait un certain Reni, un Reni des années de jeunesse, de la période romaine ou de son retour à Bologne en 1612, plus précisément au moment où il s’impose face à ses rivaux et anciens co-disciples, comme Domenichino, un Reni, bien entendu, encore très proche tout à la fois des procédés d’études et des manières de faire de ses maîtres. Car ses dessins de tête, à partir des années 1620, prennent un contour stylistique complètement différent de celui qui caractérisait la décennie précédente : Reni n’utilise plus seulement la pierre noire, il la combine avec la sanguine et la craie blanche ; le Reni de ces années-là n’explore plus également l’intensité des expressions, comme il l’avait fait pour certaines de ses œuvres romaines, telle la fresque de San Gregorio Magno représentant Saint André conduit au martyre. C’est un Reni, comme l’a montré Babette Bohn, qui simplifie le processus d’étude de ses œuvres peintes en réduisant considérablement la chaîne graphique préparatoire et qui s’éloigne progressivement de tout contact direct avec le modèle vivant, si bien que ses têtes deviennent, surtout pour les têtes féminines (on connaît son aversion pour les femmes), comme idéales, épurées, exemptes de tout signes d’individualité. Le Reni, potentiellement auteur du dessin de Grenoble, serait ainsi à dater des années 1610. Deux dessins datant exactement de cette période sont à l’origine de cet ancrage attributif. Tous deux sont conservés au musée du Louvre et préparent directement la tête de saint André dans la fresque de l’oratoire éponyme[1]. La méthode des passages parallèles est ici d’un grand secours, en l’absence d’une peinture afférente et de dessins appartenant en propre au même ensemble génétique, même si les conclusions auxquelles elle aboutit sont biaisées par le simple fait de la mise en parallèle. Car la démonstration repose en fait sur le postulat de la ressemblance : les choses se ressemblent forcément puisqu’il s’agit de montrer qu’elles se ressemblent en extrayant des formes données dûment attribuées pour les poser sur des formes inattribuées. La configuration stylistique, la forme générale de la tête, la manière de tracer les lignes de contour, leur multiple reprise, la présence de certains traits épars et bien évidemment le fait qu’il s’agit d’une tête de vieillard, tout cela se retrouverait tant sur les dessins du Louvre que sur celui de Grenoble. Méthode tautologique. Morelli ne procédait pas autrement. Il serait tentant, à ce propos, de le suivre lorsqu’il utilisait des détails anatomiques comme l’oreille pour affirmer que la manière de certains artistes pouvait se nicher dans des recoins insoupçonnés. On pourrait ainsi affirmer : l’oreille de saint André est étonnement proche de celle que l’on voit sur le dessin de Grenoble ; la ligne ondulante redoublée est la même (du moins comparable…). Force cependant est de reconnaître que les oreilles dessinées par Domenichino sont aussi comparables. Détails anatomiques et configurations générales de ses têtes dessinées pourraient ainsi se rejoindre d’un dessin à l’autre. Mais si on les analyse de manière sérielle – et là, nous nous appuyons sur un ensemble de sept têtes d’homme barbu conservées au Teylers Museum à Haarlem[2], préparant la figure de saint Jérôme[3] dans le tableau de la Dernière communion du saint (Pinacothèque du Vatican) daté de 1614, et d’un dessin conservé au British Museum, préparatoire à la tête de saint Luc pour l’un des pendentifs de Sant’Andrea della Valle, réalisés entre 1622 et 16255, auxquels on pourrait ajouter une tête appartenant aux Offices –, on s’apercevra que toutes ces têtes d’homme sur papier bleu à la pierre noire sont construites selon un même schéma général régulier structuré par des traits rigoureusement parallèles (cela concerne les poils de la barbe et les cheveux) et rectilignes (cela concerne l’arête du nez, les rides du front). Les lignes, qui façonnent la tête du vieillard grenoblois, ne présentent pas un tel rythme ordonné, conférant à la disposition générale des dessins de Domenichino calme et retenue. Il y a une certaine agitation dans le mouvement des traits qui fait écho à la passion qui anime le regard de l’individu représenté. Les yeux sont en effet rivés sur un objet hors champ. La concentration est telle qu’il se produit un troublant effet de réel : il se passe quelque chose dans ce regard qui semble prêt à se transformer en action. Ces différences, tant dans la configuration générale que dans l’expression particulière, nous amènent à élire le nom de Guido Reni. Mais cette élection prend appui sur l’érection de dessins au rang de modèles, en l’occurrence les deux dessins du Louvre préparant la tête de saint André. Il suffirait de choisir d’autres dessins modèles pour que notre proposition s’effondre. Ou de trouver la tête peinte en rapport. On pourrait toutefois se demander si celle-ci n’existe pas dans l’œuvre même de Guido Reni, précisément dans un grand tableau d’autel commandé pour l’église des Jésuites de Gênes, Sant’Ambrogio, représentant l’Assomption de la Vierge, peinte entre 1616 et 1617 et dont la beauté fut louée par ses anciens maîtres, Denys Calvaert et Ludovico Carracci et même par Domenichino : l’un des apôtres reprend l’air de tête et la disposition générale étudiés sur le dessin de Grenoble, à ceci près que cette figure est chauve sur le haut du crâne… Si cette mise en parallèle se révélait exacte, le dessin serait à dater autour de 1616 et pourrait être agrégé au dossier préparatoire comportant cinq autres études de tête[4].
[1] INV8923 et INV8911.
[2] J 024, TMI 41, TMI 38, TMI 39, TMI 40, TMI 42, TMI 53.
[3] Gênes, Palazzo Rosso, inv. 3119. Budapest, musée des beaux-arts, inv. 2308. D'autres dessins de tête sont passés en vente (Londres, Christie's, 2 juillet 1996, n°128 ; Londres, Christie's, 19 avril 1994, n°60).
[4] Nous n’avons pas utilisé ces dessins comme dessins de référence car leurs caractéristiques sont légèrement différentes de celles du dessin de Grenoble. L’inv. n. 811 E des Offices est aux trois crayons sur papier chamois ; l’inv. n. 1590 F est à la pierre noire sur papier gris. Les deux autres dessins conservés à Windsor sont, pour le premier, à la pierre noire avec des rehauts de craie blanche sur papier vert, et, pour le deuxième, à la sanguine. Le cinquième dessin est plus problématique. Pour C. Johnston et V. Birke, c’est un original ; pour S. Pepper et A.Czére, ce serait une copie.
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