Figure d'un Oriental
Rembrandt est considéré aujourd’hui comme
le plus célèbre peintre d’histoire du Siècle d’or
hollandais. Son oeuvre est constitué, pour les
trois quarts environ, de portraits et ce genre
constitue la principale ressource financière
de l’artiste. Dans une lettre à Constantijn
Huygens l’Ancien, datée de 1639, Rembrandt
écrit qu’il souhaite atteindre, dans ses peintures
d’histoire, « la plus grande et la plus
naturelle mobilité pour les personnages » (die
meeste ende die natureelste beweechgelickheijt).
On conserve de sa main de nombreux dessins
d’après modèle, à la plume ou à la pierre
noire, où l’artiste cherche à atteindre cet aspect
naturel et organique. Le célèbre biographe
des peintres hollandais, Arnold Houbraken,
rapporte dans son Groote Schouburgh publié
en 1718 (vol. I, p. 261), que Rembrandt peut
réaliser une dizaine d’esquisses d’un visage sur
une feuille préparatoire avant de le peindre.
À la fin des années 1630, Rembrandt dessine à
plusieurs reprises des personnages orientaux,
et le dessin de Grenoble appartient à ce groupe.
C’est sans doute une des plus belles acquisitions
de Mesnard, une des plus judicieuses et
heureuses aussi car, à la fin du XIXe siècle, des
centaines de feuilles étaient données à Rembrandt
et il ne fallait pas se tromper. Un dessin
très semblable, illustrant Ruth et Naomi et
conservé à Rotterdam, montre sur le verso une
esquisse préparatoire pour la gravure Joseph
racontant ses songes, datée de 1638[1]. Cette inscription
constitue un indice précieux pour déterminer la période durant laquelle le dessin
de Grenoble a été exécuté.
Dans l’inventaire de Rembrandt, dressé le
25 juillet 1656, on constate que les dessins
sont très souvent rangés par thèmes dans des
recueils. Ainsi on y trouve, sous le n° 257, « un
livre en parchemin plein d’études de personnages
par Rembrandt » (een parckement boeck
vol figuer schetsen van Rembrant). Schatborn,
se basant en 1981 sur des recherches de Dudok
van Heel[2], mentionne dans la collection de Jan
Pietersz Zomer (1641-1724) : « un livre […]
avec des études de juifs et de juives, de Persans,
de mendiants et de vagabonds dessinés très
artistiquement par Rembrandt d’après nature,
peut-être 63 à 64 » (Een boek [...] daar in leggen
Veele, aardige Beeldjes, zoo Joodjes als Jodinnetjes,
Persiaantjes, Bedelaartjes, Smousjes, en
andere Wandelaartjes, zeer konstig van Rembrandt,
na’t leven getekent, wel 63 à 64 stuks[3].)
La littérature ancienne sur Rembrandt qualifie
souvent ces modèles orientaux de « juifs »
et émet des observations fort savantes afin
de déterminer à quelle occasion l’artiste a
pu les dessiner dans les rues d’Amsterdam.
Aujourd’hui, les avis sont plus nuancés : l’idée
que Rembrandt aurait représenté un Oriental
– le costume a plutôt un aspect turc ou persan
– est à considérer avec beaucoup de précautions
et fait partie d’une histoire de l’art
qui considère l’artiste comme un peintre de
la réalité, une idée qui a vraisemblablement
déjà séduit Jan Pietersz Zomer au début du XVIIIe siècle. Depuis l’article fondamental de
Ben Albach sur Rembrandt et le théâtre, paru
en 1979, nous savons que Rembrandt dessine
souvent d’après des pièces célèbres à l’époque,
comme Sophompaneas ou Joseph à la Cour de
Joost van den Vondel. Rembrandt a également
dessiné des acteurs costumés dans d’autres
situations (à l’auberge ou dans les coulisses),
et le dessin de Grenoble est sans doute un
exemple de cette pratique qu’il partage d’ailleurs
avec ses élèves, comme presque toutes ses
démarches artistiques. Le cabinet d’art graphique
de Stockholm conserve un magnifique
Oriental de Ferdinand Bol[4]. Dans cette étude,
on observe le goût pour les détails caractéristiques
des élèves alors que la main de Rembrandt
se concentre sur l’essentiel et parvient
à une monumentalité plus grande.
Comme le montrent ses fameuses copies
dessinées d’après des miniatures persanes, le
peintre a toujours été fasciné par les cultures
orientales. Depuis son premier tableau daté
connu, la Lapidation de saint Étienne de 1625
au musée des beaux-arts de Lyon, des personnages
aux turbans et aux costumes exotiques
apparaissent dans ses peintures, une manière
d’évoquer l’univers biblique qui existe depuis
les grands maîtres de la Renaissance. Les
peintres essaient de rendre leurs compositions
religieuses d’une manière plus authentique.
Arnold Houbraken nous fait part du soin
tout particulier que Rembrandt accorde à cet
aspect de son art : il peut par exemple passer
un ou deux jours pour peindre un turban.
La petite feuille de Grenoble nous montre un
personnage debout, isolé, sur fond neutre,
légèrement tourné vers la droite. Le papier,
couvert d’une couche de couleur brun clair,
apparaît dans d’autres études de Rembrandt,
exécutées vers 1638-1639. Le bras droit de
l’homme est allongé le long du corps alors que
le bras gauche est plié à angle droit au-dessus
de la poitrine. Malgré sa petite taille, l’oeuvre
crée une impression de monumentalité, et
les traits de la plume en roseau – si difficile à
manier – sont d’une sûreté et d’une justesse
déconcertantes. Le personnage est violemment
illuminé par la gauche, ce qui plonge la partie
droite dans la pénombre. Dans ces études, la distribution des clairs-obscurs demeure capitale.
Trois autres études d’homme debout à la
plume de la même période possèdent des effets
lumineux plus clairs : une à Rotterdam au
musée Boijmans Van Beuningen[5] (inv. R 17),
une au musée du Louvre[6] (département des Arts graphiques, inv. RF 4674) et une
troisième aux musées royaux des beaux-arts
de Bruxelles[7] (inv. 4060/3019).
Rembrandt s’est peut-être servi du dessin de
Grenoble pour représenter le corps du Christ
dans la fameuse peinture de 1644, conservée
à la National Gallery à Londres illustrant Le
Christ et la Femme adultère. La position des
jambes et des bras y apparaît très similaire.
Comme la tête est très différente, nous n’osons
toutefois pas parler d’un dessin préparatoire.
Rembrandt range soigneusement ses dessins
par thèmes dans des albums puis s’en
sert comme d’une source d’inspiration pour
ses peintures. Il partage cette habitude avec
d’autres grands artistes des écoles du Nord
comme Albrecht Dürer, Hendrick Goltzius ou
encore Pierre-Paul Rubens.
[1] Voir Giltaij, 1988, n° 13.
[2] Voir Dudok van Heel, 1977, p. 86-106.
[3] Voir aussi Schatborn, 1981, p. 1-54, surtout pour Zomer p. 21.
[4] Cabinet d’art graphique, Inv. n° 2050/1863.
[5] Voir Giltaij, 1988, n° 7, repr.
[6] Voir cat. exp. Paris, 2006-2007, n° 17, repr.
[7] Voir cat. Bruxelles, 2005, n° 1, repr.
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