(Sans titre)

Giovanni Francesco BARBIERI dit IL GUERCINO
Crédit photographique :
Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix

Voir sur navigart

Les méthodes de recherche graphique de Guerchin sont, comme l’a noté David Stone, fort originales si on les confronte à celles de ses devanciers ou de ses contemporains. Guerchin ne semble pas procéder dans la juxtaposition et l’accumulation de variantes dessinées sur le même papier d’œuvre pour trouver la disposition la plus satisfaisante possible. Certes, dans l’œuvre graphique du maître de Cento, il sera toujours possible de trouver des contre-exemples (nous en avons deux en mémoire[1]), mais face au nombre important de feuilles conservées, force est de reconnaître qu’en termes de proportion, ce type de procédés est rarissime. Guerchin préfère ainsi utiliser la totalité d’un papier d’œuvre pour mettre en place une solution qu’il reprendra, complétera et variera sur une autre feuille. Ce transfert des dispositifs iconographiques en cours d’étude s’accompagne bien souvent de recherches multiples, visant à exploiter un nombre conséquent de solutions en matière d’ordonnance. C’est ainsi qu’une figure féminine placée à dextre dans une première version graphique, se retrouvera à senestre sur une autre version, comme si Guerchin avait besoin de visualiser toutes les possibilités offertes par les jeux de rapport dispositionnel entre figures. Ce type de dessins est suivi (ou s’accompagne tant il est difficile d’établir une chronologie exacte des dessins) d’une catégorie particulière de dessin procéduel, que David Stone appelle des close up, terme qu’il emprunte au champ lexical de la photographie et du cinéma. Ce procédé consiste à focaliser l’attention graphique sur un rapport dialogique entre deux ou trois figures, appartenant à un champ dispositionnel plus important étudié au préalable. Guerchin y étudie de près les gestes et les attitudes des figures, comme s’il procédait à un zoom en écartant tous les éléments connexes. Les deux études du recto et du verso de cette feuille rentrent parfaitement dans cette catégorie d’étude. Sur le recto, Guerchin a mis en place trois figures formant un groupe, telle une unité syntagmatique de mots. Une jeune femme à dextre tient une lettre dans ses mains. Elle semble la lire en s’adressant à un très jeune enfant. Une autre femme se tient au centre. Ses gestes et expressions sont difficiles à comprendre. Tous trois semblent en tout cas liés par une action commune. Sur le verso, Guerchin a dessiné un vieillard barbu. Ses gestes et tout son corps tendus vers une jeune femme font dire qu’il s’adresse à elle, qu’il converse avec elle. Les deux actions étudiées sur cette feuille se rattachent fort vraisemblablement à une historia qu’il reste à identifier.
L’action dessinée sur le recto pourrait s’insérer dans le dossier génétique du sujet de Sémiramis recevant une lettre l’informant de la révolte de Babylone. Guerchin représenta ce sujet dans trois tableaux au cours de sa carrière. Le premier tableau date de 1624 et se trouve aujourd’hui au Museum of Fine Arts de Boston ; le deuxième se trouvait jadis à la Gemäldegalerie de Dresde, Denis Mahon le date des années 1627-1628 ; enfin le troisième fut peint pour le cardinal Cornaro en 1645[2]. Les trois compositions peintes montrent cependant une ordonnance, des actions ainsi qu’un personnage que l’on ne retrouve pas sur le dessin de Grenoble. Aucun enfant n’y est ainsi figuré. À la place se trouve un soldat porteur de la missive que tient la servante. Sémiramis est à chaque fois représentée tournée vers lui[3]. L’assignation à une historia précise reste ainsi pour ce côté-ci de la feuille problématique. La disposition étudiée sur le recto, en l’absence d’attributs particuliers, peut, quant à elle, être rattachée à trois dispositifs iconographiques : Jupiter et Sémélé connu par une gravure de G. B. Pasqualini datée de 1626, d’après un tableau livré pour le cardinal prince Maurice de Savoie en 1625 et aujourd’hui disparu, Esther et Assuérus pour un tableau commandé en 1637 par le cardinal Lorenzo Magalotti, évêque de Ferrare et terminé en 1639 (Ann Arbor, The University of Michigan Museum of Art), et enfin, et surtout, Suzanne et les vieillards, historia que Guerchin a représentée à trois reprises [4]. Le mode dialogique, suggéré par les gestes du vieillard et l’attitude de retrait de la jeune femme, fait penser que ce dessin prépare ce dernier sujet : le vieil homme est en train de proposer à Suzanne d’avoir des relations sexuelles avec lui. Sur les trois versions peintes de ce sujet, présentant à chaque fois des dispositions différentes de celle étudiée sur le dessin grenoblois, seule la dernière, datée des années 1649-1650 et conservée à la Galleria Nazionale de Parme, pourrait être issue de ce dessin. Mais, comme nombre de dessins préparatoires ou devrait-on dire plutôt exploratoires des possibilités de disposition, il est fort difficile de reconstituer un dossier génétique cohérent tant Guerchin modifie d’une feuille à une autre les emplacements et les attitudes de chacune des figures. De plus, les feuilles connues à ce jour, étudiant la totalité de l’ordonnance du sujet de Suzanne et les deux vieillards, montrent pour la quasi-totalité d’entre elles une disposition fort différente: les deux figures masculines sont ainsi placées, pour le dessin conservé à Haarlem[5], au second plan de part et d’autre de la jeune femme, configuration qui ne se retrouve d’ailleurs dans aucun des trois tableaux. Un seul dessin[6] présente en fait une affinité dispositionnelle. Elle est partielle et concerne la figure du vieil homme : l’orientation du visage est la même, ainsi que ses traits physionomiques. La jeune femme violentée est en revanche tournée vers la droite et cherche à échapper à son emprise. On devine cependant que ce dessin met en scène le sujet de Suzanne et des vieillards (même si le deuxième vieillard n’est pas représenté). Ce dessin est très certainement préparatoire à une peinture disparue, dont la disposition est connue par une gravure de Giovanni Battista Pasqualini, portant une dédicace au cardinal Bernardino Spada (à moins qu’il faille y voir une reproduction d’un dessin abouti de Guerchin). Cette gravure est datée de 1628. Le vieillard, figuré au premier plan, y est vu de profil et la jeune femme se tourne vers lui. Le deuxième vieillard occupe l’espace intermédiaire à l’arrière-plan. Configuration générale que l’on retrouve sur le dessin de Grenoble. Il se pourrait donc bien que ce dernier appartienne au dossier génétique de ce tableau disparu (ou dessin gravé), ce qui voudrait dire qu’il est à dater des années 1627-1628.


[1] Deux études pour saint Philippe Neri soutenu par deux anges, Boston, coll. part. La deuxième étude appartient à sir Denis Mahon et prépare la figure du Prophète Aggée pour le dôme de Plaisance.
[2] Tableau non localisé.
[3] La pose de la jeune femme de gauche ainsi que sa facture (sur le dessin de Grenoble) sont comparables à celle d’une figure féminine dessinée sur une feuille conservée à Windsor Castle, collection de Sa Majesté la reine Élisabeth II, inv. 2789. Ce dessin prépare un tableau représentant Salomé recevant la tête de saint Jean-Baptiste (Rennes, musée des Beaux-Arts) daté de 1637. Mais le dessin de Grenoble ne semble pas dater de cette période.
[4] Guerchin a peint une quatrième version mentionnée par les sources. Une gravure de Pasqualini pourrait en refléter l'existence. Mais elle a pu être réalisée d'après un dessin.
[5] Haarlem, Teylers Museum, inv. no. H 5. Un autre dessin à la plume et à l’encre brune, comme le précédent, se trouvait à Londres dans la galerie Jean-Luc Baroni (catalogue, 2004, n°28). Il montre également Suzanne au premier plan et au second sur la droite les deux vieillards. Deux autres dessins montrant la totalité du dispositif iconographique sont connus, tous deux sont à la sanguine. Le premier était sur le marché de l’art londonien en 1995 et est en relation étroite avec le tableau de Parme. Une copie de ce dessin se trouve à l’Ambrosiana à Milan dans le Codice Resta. Enfin un dessin en hauteur est passé en vente chez Sotheby’s à Londres, le 1er juillet 1965, lot 136. Suzanne est tout autant représentée assise sur une margelle au premier plan ; les deux vieillards le sont à l’arrière-plan sur la droite. Un dernier dessin est conservé à Windsor et montre également une composition en hauteur.
[6] Non localisé. Plume et encre brune, lavis d’encre brune, 25,5 x 37,6 cm.

Découvrez également...