(Sans titre)

Les méthodes de recherche graphique de
Guerchin sont, comme l’a noté David Stone,
fort originales si on les confronte à celles de ses
devanciers ou de ses contemporains. Guerchin
ne semble pas procéder dans la juxtaposition et
l’accumulation de variantes dessinées sur le
même papier d’œuvre pour trouver la disposition
la plus satisfaisante possible. Certes, dans
l’œuvre graphique du maître de Cento, il sera
toujours possible de trouver des contre-exemples
(nous en avons deux en mémoire[1]),
mais face au nombre important de feuilles
conservées, force est de reconnaître qu’en termes
de proportion, ce type de procédés est rarissime.
Guerchin préfère ainsi utiliser la totalité d’un
papier d’œuvre pour mettre en place une
solution qu’il reprendra, complétera et variera
sur une autre feuille. Ce transfert des dispositifs
iconographiques en cours d’étude s’accompagne
bien souvent de recherches multiples,
visant à exploiter un nombre conséquent de
solutions en matière d’ordonnance. C’est ainsi
qu’une figure féminine placée à dextre dans une
première version graphique, se retrouvera à
senestre sur une autre version, comme si
Guerchin avait besoin de visualiser toutes les
possibilités offertes par les jeux de rapport
dispositionnel entre figures. Ce type de dessins
est suivi (ou s’accompagne tant il est difficile
d’établir une chronologie exacte des dessins)
d’une catégorie particulière de dessin procéduel,
que David Stone appelle des close up, terme qu’il
emprunte au champ lexical de la photographie
et du cinéma. Ce procédé consiste à focaliser
l’attention graphique sur un rapport dialogique
entre deux ou trois figures, appartenant à un
champ dispositionnel plus important étudié au
préalable. Guerchin y étudie de près les gestes et
les attitudes des figures, comme s’il procédait à
un zoom en écartant tous les éléments connexes.
Les deux études du recto et du verso de cette
feuille rentrent parfaitement dans cette catégorie
d’étude. Sur le recto, Guerchin a mis en place
trois figures formant un groupe, telle une unité
syntagmatique de mots. Une jeune femme à
dextre tient une lettre dans ses mains. Elle
semble la lire en s’adressant à un très jeune
enfant. Une autre femme se tient au centre. Ses
gestes et expressions sont difficiles à
comprendre. Tous trois semblent en tout cas liés
par une action commune. Sur le verso, Guerchin
a dessiné un vieillard barbu. Ses gestes et tout
son corps tendus vers une jeune femme font dire
qu’il s’adresse à elle, qu’il converse avec elle. Les
deux actions étudiées sur cette feuille se rattachent
fort vraisemblablement à une historia qu’il
reste à identifier.
L’action dessinée sur le recto pourrait s’insérer
dans le dossier génétique du sujet de Sémiramis
recevant une lettre l’informant de la révolte de
Babylone. Guerchin représenta ce sujet dans trois
tableaux au cours de sa carrière. Le premier
tableau date de 1624 et se trouve aujourd’hui au
Museum of Fine Arts de Boston ; le deuxième
se trouvait jadis à la Gemäldegalerie de Dresde,
Denis Mahon le date des années 1627-1628 ;
enfin le troisième fut peint pour le cardinal
Cornaro en 1645[2]. Les trois compositions peintes
montrent cependant une ordonnance, des
actions ainsi qu’un personnage que l’on ne
retrouve pas sur le dessin de Grenoble. Aucun
enfant n’y est ainsi figuré. À la place se trouve un
soldat porteur de la missive que tient la servante.
Sémiramis est à chaque fois représentée tournée
vers lui[3]. L’assignation à une historia précise reste
ainsi pour ce côté-ci de la feuille problématique.
La disposition étudiée sur le recto, en l’absence
d’attributs particuliers, peut, quant à elle, être
rattachée à trois dispositifs iconographiques :
Jupiter et Sémélé connu par une gravure de G. B.
Pasqualini datée de 1626, d’après un tableau
livré pour le cardinal prince Maurice de Savoie
en 1625 et aujourd’hui disparu, Esther et
Assuérus pour un tableau commandé en 1637
par le cardinal Lorenzo Magalotti, évêque de
Ferrare et terminé en 1639 (Ann Arbor, The
University of Michigan Museum of Art), et
enfin, et surtout, Suzanne et les vieillards, historia
que Guerchin a représentée à trois reprises [4]. Le
mode dialogique, suggéré par les gestes du
vieillard et l’attitude de retrait de la jeune
femme, fait penser que ce dessin prépare ce
dernier sujet : le vieil homme est en train de
proposer à Suzanne d’avoir des relations
sexuelles avec lui. Sur les trois versions peintes
de ce sujet, présentant à chaque fois des dispositions
différentes de celle étudiée sur le dessin
grenoblois, seule la dernière, datée des années
1649-1650 et conservée à la Galleria Nazionale
de Parme, pourrait être issue de ce dessin. Mais,
comme nombre de dessins préparatoires ou
devrait-on dire plutôt exploratoires des possibilités
de disposition, il est fort difficile de
reconstituer un dossier génétique cohérent tant
Guerchin modifie d’une feuille à une autre les
emplacements et les attitudes de chacune des figures. De plus, les feuilles connues à ce jour,
étudiant la totalité de l’ordonnance du sujet de
Suzanne et les deux vieillards, montrent pour la
quasi-totalité d’entre elles une disposition fort
différente: les deux figures masculines sont ainsi
placées, pour le dessin conservé à Haarlem[5], au
second plan de part et d’autre de la jeune
femme, configuration qui ne se retrouve
d’ailleurs dans aucun des trois tableaux. Un seul
dessin[6] présente en fait une affinité dispositionnelle.
Elle est partielle et concerne la figure du
vieil homme : l’orientation du visage est la
même, ainsi que ses traits physionomiques. La
jeune femme violentée est en revanche tournée
vers la droite et cherche à échapper à son
emprise. On devine cependant que ce dessin
met en scène le sujet de Suzanne et des vieillards
(même si le deuxième vieillard n’est pas représenté).
Ce dessin est très certainement préparatoire
à une peinture disparue, dont la disposition
est connue par une gravure de Giovanni
Battista Pasqualini, portant une dédicace au
cardinal Bernardino Spada (à moins qu’il faille
y voir une reproduction d’un dessin abouti de
Guerchin). Cette gravure est datée de 1628. Le
vieillard, figuré au premier plan, y est vu de
profil et la jeune femme se tourne vers lui. Le
deuxième vieillard occupe l’espace intermédiaire
à l’arrière-plan. Configuration générale
que l’on retrouve sur le dessin de Grenoble. Il se
pourrait donc bien que ce dernier appartienne
au dossier génétique de ce tableau disparu (ou
dessin gravé), ce qui voudrait dire qu’il est à
dater des années 1627-1628.
[1] Deux études pour saint Philippe Neri soutenu par deux anges, Boston, coll. part. La deuxième étude appartient à sir Denis Mahon et prépare la figure du Prophète Aggée pour le dôme de Plaisance.
[2] Tableau non localisé.
[3] La pose de la jeune femme de gauche ainsi que sa facture (sur le dessin de Grenoble) sont comparables à celle d’une figure féminine dessinée sur une feuille conservée à Windsor Castle, collection de Sa Majesté la reine Élisabeth II, inv. 2789. Ce dessin prépare un tableau représentant Salomé recevant la tête de saint Jean-Baptiste (Rennes, musée des Beaux-Arts) daté de 1637. Mais le dessin de Grenoble ne semble pas dater de cette période.
[4] Guerchin a peint une quatrième version mentionnée par les sources. Une gravure de Pasqualini pourrait en refléter l'existence. Mais elle a pu être réalisée d'après un dessin.
[5] Haarlem, Teylers Museum, inv. no. H 5. Un autre dessin à la plume et à l’encre brune, comme le précédent, se trouvait à Londres dans la galerie Jean-Luc Baroni (catalogue, 2004, n°28). Il montre également Suzanne au premier plan et au second sur la droite les deux vieillards. Deux autres dessins montrant la totalité du dispositif iconographique sont connus, tous deux sont à la sanguine. Le premier était sur le marché de l’art londonien en 1995 et est en relation étroite avec le tableau de Parme. Une copie de ce dessin se trouve à l’Ambrosiana à Milan dans le Codice Resta. Enfin un dessin en hauteur est passé en vente chez Sotheby’s à Londres, le 1er juillet 1965, lot 136. Suzanne est tout autant représentée assise sur une margelle au premier plan ; les deux vieillards le sont à l’arrière-plan sur la droite. Un dernier dessin est conservé à Windsor et montre également une composition en hauteur.
[6] Non localisé. Plume et encre brune, lavis d’encre brune, 25,5 x 37,6 cm.
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