(Sans titre)
Les caractéristiques stylistiques de ce dessin
sont imprégnées de stylèmes giordanesques et
ricciennes. Luca Giordano d’un côté, Sebastiano
Ricci de l’autre, deux noms, deux écoles
artistiques, l’une napolitaine, l’autre vénitienne,
deux façons de dessiner qui ne sont pas (surtout
pour Giordano tant elle a évolué au cours de sa
carrière) homogènes, mais qui se condensent
dans des lignes et dans des formes propres aux
figures tracées sur cette feuille. Il est toujours
difficile de verbaliser des styles, des manières,
des faires, surtout ceux qui se trouvent à la
croisée de chemins artistiques. On pourrait,
tout au plus, contourner cette difficulté en
expliquant que Giordano et Ricci ont pu se
rencontrer réellement ou virtuellement et dire
avec componction que ce dessin a bien été
dessiné par deux mains, celle de Giordano et
celle de Ricci à Venise ou ailleurs. Giordano est
allé en effet à Venise[1], y a travaillé et a été
apprécié par la communauté locale des
peintres. Ricci a donc vu certaines de ses
œuvres, peintes en tout cas, graphiques peut-être
; et on l’a dit et démontré, son œuvre s’en
ressent. Mais si cette possibilité reste théorique,
elle n’est pas réellement et pertinemment
envisageable. C’est faire de l’histoire de l’art sur
un mode fantastique. Le mieux serait d’aller
chercher un autre nom qui aurait étudié de près
les deux manières. Dans le vaste répertoire des
peintres italiens, celui d’Alessandro Gherardini
nous semble le plus vraisemblable. La raison est
simple: il a pu voir les œuvres des deux artistes
dans un seul et même lieu, la ville de Florence,
cité d’où il est originaire et où les deux peintres
napolitain et vénitien ont travaillé à des dates
différentes[2]. C’est lui qui, à notre avis, fait
rencontrer virtuellement Giordano et Ricci et
les fait dessiner sur une même feuille. De cette
rencontre naît un troisième artiste, lui-même.
C’est bien évidemment l’existence d’autres
dessins qui est à l’origine de notre tentative
d’attribution. Citons pour faire honneur à cette
méthode classique des passages parallèles, tel
dessin du Louvre étudiant un plafond[3], ou tel
autre dans une collection privée[4] sur lesquels se
lisent des formes fort similaires (le contraire
aurait été étonnant). On aurait préféré mettre
en parallèle un tableau d’autel issu de ce dessin.
Mais les quelques (et rares) articles où sont
étudiées les œuvres de Gherardini ne reproduisent
pas de peintures mettant en scène un tel
assemblage de saints intercédant (avec la
Vierge) auprès de La Trinité pour l’âme d’un
enfant[5]. Et pourtant, Gherardini a souvent
représenté des sujets et des dispositions
voisines, dominées par La Trinité en compagnie
de saints de tous ordres, de toutes époques et
de toutes conditions, dans des mises en scène
grandiloquentes et imposantes, petite description
qui s’applique par ailleurs parfaitement au
dessin de Grenoble. Un dessin passé en vente
chez Christie’s[6] se rapproche néanmoins, tant
dans son style que dans la disposition étudiée, du dessin grenoblois. On y retrouve les
mêmes figures de saint selon une ordonnance
légèrement différente : l’ange gardien est par
exemple à senestre. Mais sainte Thérèse d’Avila,
accompagnée de l’ange transperçant son cœur,
et saint François de Sales, sont représentés au
même endroit (au centre), ainsi que la Vierge
(en haut à gauche), intercédant auprès de
La Trinité. Les autres saints ne sont malheureusement
guère identifiables. Une chose semble
sûre : les deux dessins appartiennent au même
dossier génétique. Une datation peut être
avancée car les influences stylistiques ricciennes
se font sentir assez tard dans son oeuvre :
vraisemblablement vers 1710.
En 1963, Gerhard Ewald disait d’Alessandro
Gherardini qu’il était « l’ultimo importante
pittore fiorentino puro ». À la lueur de ce que
nous venons d’avancer, nous pourrions plutôt
dire qu’il est le premier peintre florentin
« déflorentinisé », son élève Sebastiano Galeotti
accentuant ce processus d’internationalisation
des manières.
[1] Il y fit un voyage de formation et y retourna entre 1665 et 1667.
[2] Giordano est à Florence en 1665; il y retourne entre 1682 et 1685 pour y peindre à fresque son œuvre phare à la voûte de la bibliothèque et de la galerie du palais Medici Riccardi. Ricci se rend à plusieurs reprises dans la ville. Mais c’est entre 1704 et 1708 qu’il réalise ses œuvres les plus marquantes au palais Marucelli et au palais Pitti. Il est à noter que Gherardini a entrepris un voyage d’étude dans le nord de l’Italie de 1682 à 1687 qui l’a conduit probablement à Venise.
[3] Apollon sur le char du Soleil, inv. 1229.
[4] Une sainte religieuse reçue au ciel.
[5] Il en est de même pour les deux dispositions étudiées au verso.
[6] Christie’s Londres, le 1er juillet 1997, no 74. Plume et encre brune, lavis d’encre brune, sur un tracé à la pierre noire, 38 x 23,3 cm. Cette étude de composition occupe le verso du dessin.