Etude pour le Christ et la femme adultère

Ce dessin a récemment été exposé au musée
Fabre sous le nom d’Alessandro Maganza, dans
le cadre d’une exposition consacrée au dessin
vénitien conservé dans les collections publiques
françaises. Cette attribution semblait alors
séduisante, même si dans l’œuvre de l’artiste
vicentin, aucune peinture ne pouvait être mise
en regard. Cette absence de rapport, assez
courante dans sa production, était compensée
par de manifestes points de similitudes stylistiques
entre ce dessin et les autres œuvres
graphiques, dont les principales caractéristiques
résident dans le traitement schématique du nez,
des pieds et un jeu de lignes rapidement tracées,
délimitant des formes corporelles élancées. Ce
rapprochement, fondé sur des critères de proximité
stylistique, aussi judicieux fut-il, est
pourtant erroné. La découverte de deux autres
feuilles, appartenant vraisemblablement à une
série génétique voisine, a en effet bouleversé la
proposition d’attribution à Maganza.
Le premier dessin provenant de la
collection Fachsenfeld est conservé à la Staatsgalerie
de Stuttgart et étudie le même sujet dans
une disposition différente [1]. Celui-ci est attribué,
dans le dernier catalogue du musée, au peintre
romain Giovanni Baglione. Cette attribution ne
peut tenir et doit être écartée. L’œuvre
graphique de Baglione est très bien connu et
présente des caractéristiques stylistico-techniques
tellement différentes qu’il n’est nul
besoin de procéder à des comparaisons pour
rendre compte de notre certitude. Le second
dessin est en revanche correctement
attribué. Il est conservé au Musée national de
Stockholm et étudie un sujet non pas identique
mais proche, puisqu’il met en scène une pécheresse
repentante : La Madeleine oignant les pieds
du Christ dans la maison de Lazare. Il porte une
attribution ancienne au peintre de Brescia,
Pompeo Ghitti, en raison d’une annotation
écrite à la plume et à l’encre brune d’une
graphie datant vraisemblablement du début du
XVIIIe siècle. Ce peintre, formé tout d’abord
auprès d’Ottavio Amigoni, puis à Milan dans
l’atelier de Giovanni Discepoli, travailla principalement
à Brescia dans la seconde moitié du
XVIIe siècle où il fournit nombre de tableaux
pour les églises et les couvents de la ville.
L’agrégation de ces deux feuilles à celle de
Grenoble se doit d’être argumentée, tout
comme l’attribution à Ghitti. Après tout, une
autre erreur pourrait succéder à une première
erreur. Le format des trois feuilles est tout
d’abord quasi identique. L’établissement des
compositions en longueur et sans suggestion de
profondeur est ensuite comparable. La conception
resserrée et isocéphalique de la disposition,
d’une grande densité en terme de figures (seule
la tête du Christ dans le dessin de Stuttgart
dépasse légèrement afin de mettre en valeur son
rôle dans l’historia représentée), se remarque
également dans les trois feuilles. À ces trois
points de contact s’ajoute celui de la matière
stylistique. Toutes trois présentent des figures
construites selon un même module graphique,
voire formel, comme par exemple la figure de
droite légèrement penchée vers le Christ dans
le dessin de Grenoble, que l’on retrouve presque
trait pour trait dans le dessin de Stockholm,
tenant cette fois-ci un vase.
L’œuvre dessiné de Ghitti est riche de plusieurs
dizaines de feuilles, principalement conservées à
l’Ambrosiana à Milan et à l’Accademia Carrara
à Bergame, et a été étudié et « reconstruit » par
Ugo Ruggeri dans diverses publications. Ce sont,
en grande partie, des études de compositions
religieuses destinées à être intégrées dans des
tableaux d’autel. Deux grandes habitudes
graphiques s’en dégagent : l’usage de hachures
en pluie et le traitement anguleux des membres
anatomiques, à l’exception des lignes de
contour, structurant les masses corporelles, plus
souples et dynamiques. Si la première caractéristique
ne se retrouve pas dans les trois dessins,
la seconde peut y être constatée [2].
L’attribution à Ghitti aurait pu être entérinée s’il
existait bien évidemment une peinture en
rapport avec l’un ou l’autre de ces dessins. Une
remarque de Sergio Marinelli, écrite dans le
catalogue de l’exposition qui eut lieu à Montpellier,
garde toutefois toute sa pertinence. Il en
venait, pour expliquer cette absence de peinture,
à émettre l’hypothèse qu’il pourrait s’agir
« d’une copie dessinée par Maganza [donc
maintenant par Ghitti] d’un tableau de jeunesse
perdu [de Tintoret], une de ses nombreuses
compositions sur le thème de la femme adultère,
que le grand Vénitien a dû expérimenter d’une
manière systématique, avec toutes les possibilités
de variations possibles ». En effet, certains
détails sont des reprises ou plutôt des adaptations
issues de tableaux de Tintoret. C’est le cas
de la figure du soldat penché qui soutient la
femme adultère, laquelle constitue une variante
très proche d’une figure placée dans la même position dans le Christ devant Pilate de la Scuola
di San Rocco à Venise. Le soldat portant un béret
à la vénitienne, figuré à l’extrême gauche,
renvoie tout autant à certaines de ses inventions,
tout comme la figure du Christ agenouillé en
train d’écrire la fameuse phrase, « Que celui
d’entre vous qui est sans péché lui jette le
premier une pierre! », fait écho à d’autres de ses
œuvres, notamment Le Lavement des pieds
datant de 1547, autrefois exposé à San Marcuola
à Venise et aujourd’hui à l’Escorial. L’hypothèse
de S. Marinelli est séduisante. Mais à l’idée de
copie, nous préférerions celle de pastiche. Et ce
jeu d’imitation pourrait être étendu à d’autres
figures de peintres. Le dessin de Stockholm fait
ainsi penser à une adaptation et à une recomposition
de dispositifs conçus par Véronèse, tout
comme certaines figures apparaissant dans le
dessin de Stuttgart (le motif du spectateur dans
le tableau enlacé autour d’une colonne) sont des
citations véronésiennes.
Cet assemblage de références, remarquablement
insérées dans les compositions, fait dire
que Ghitti dessine, non pas en vue d’une
peinture,mais dans le but très certainement de
s’exercer. Il s’agirait donc moins de dessins
préparatoires que d’exercices de disposition, à la
manière de Tintoret et de Véronèse, imaginés à
partir de sujets voisins (la femme adultère), ce
qui amène à croire que ces trois dessins, aux
dimensions et aux conceptions de disposition
semblables, appartiennent vraisemblablement à
une même série.
[1] Inv.-Nr. II 1238. 20 x 27 cm. Plume et encre brune, lavis d’encre brune, sur un tracé préparatoire à la pierre noire, sur papier crème.
[2] Voir par exemple à l’Ambrosiana ces deux dessins comparables reproduits sur le site internet http://italnet.nd.edu/ambrosiana : l’inv. F 253 inf. n. 1094 étudiant une Dernière Cène (disposition proche de celle figurant sur le dessin de Stockholm) et l’inv. F 253 inf. n. 1074 étudiant un Évêque distribuant l’aumône.
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