Allégorie en l'honneur de la descendance des Gonzague-Nevers

Le statut de ce dessin reste problématique. Est-il
pleinement autographe et s’insère-t-il dans
une suite de dessins préparatoires appartenant
à un même dossier génétique, ou a contrario
est-il l’œuvre d’un assistant du peintre, ce qui
aurait pour conséquence (potentielle) de
l’exclure de ce même dossier génétique?
Lorsqu’il a été publié et reproduit pour la
première fois en 1981 par Mary Newcome, son
caractère autographe ne semblait pas faire de
doutes. La studiosa le mettait en relation avec
une peinture de Giovanni Benedetto Castiglione
représentant de manière allégorique le couple
souverain du duché de Mantoue et son héritier.
Deux versions de ce sujet sont connues. L’une
est de format octogonal[1], l’autre de format
quadrangulaire[2]. Le dessin de Grenoble
fut considéré comme préparatoire au format
quadrangulaire. Effectivement, si l’on compare
l’ordonnance de la disposition dessinée avec
celle peinte, presque tous les éléments s’y retrouvent,
la peinture permettant même de préciser
mimétiquement parlant le caractère schématique
des objets dessinés : le cercle au centre est
ainsi une sphère armillaire, les traits parallèles
et incurvés, juste à l’aplomb, entre la jambe de la
figure dextre et les pans de la robe de la femme
à senestre correspondent à une feuille de papier
déroulée, les lignes ondoyantes tracées sous le
pied de la figure masculine forment le corps
d’un canard mort, les ailes déployées, plus en
haut, tout près de la tête de cette même figure,
est placé un instrument de musique à cordes, en
dessous se trouve une armure et un carquois
contenant des flèches, les deux traits parallèles
au centre dessinent une colonne devant laquelle
se voit une autre figure masculine et la ligne
horizontale ombrée d’ocre derrière la femme
évoque un monument funéraire, un vase enfin
se découvre devant la figure féminine. Cet
inventaire de formes dont le caractère
mimétique est activé grâce au jeu des comparaisons
conduit à formuler deux hypothèses
contradictoires : soit le dessin constitue une
étude finale précédant le tableau, ce qui ferait
de lui une sorte de mise en place définitive de
l’ordonnance de la composition, soit il s’agit
d’une reprise réalisée a posteriori d’après le
tableau ou un autre dessin, par le peintre lui-même
ou par un membre de son atelier. Cet
entre-deux statutaire est difficile à départager
sauf à faire intervenir une forme de jugement
de goût. C’est ce qu’Ezia Gavazza s’est permis
de faire en qualifiant le dessin de Grenoble de
« debole » (« faible »). Il est vrai que si l’on
compare le ductus somme toute rigide des traits avec celui souple et énergique que l’on constate
sur les trois dessins pleinement autographes
conservés à Windsor[3], Budapest[4] et Hambourg[5],
appartenant au dossier génétique des deux
versions peintes, force est de reconnaître que le
dessin de Grenoble présente une facture
schématique et synthétique sentant la copie.
Le mot est écrit. Le dessin n’est pas pour autant
condamné à être rejeté dans les limbes des
réserves du musée (il fait tout de même l’objet
de cette notice). Ce terme amène en fait à
s’interroger sur la fonction potentielle de la
feuille. Deux explications, elles aussi divergentes,
peuvent être avancées. Le dessin est soit
un ricordo enregistrant la forme d’une composition,
destiné à un usage interne à l’atelier. Et
c’est cette explication que nous privilégions.
Soit il pourrait s’agir d’une feuille destinée à un
amateur. L’atelier de Castiglione concevait des
feuilles de grand format combinant des
techniques diverses (huile, gouache, pastel)
donnant à la fois l’effet visuel d’une peinture
riche en couleurs et l’aspect esquissé du dessin,
destinées vraisemblablement à orner des
cabinets. Mais la facture sèche et l’état d’imprécision
générale du dessin de Grenoble ne
plaident pas pour une telle explication.
Ce sont en fait toutes les pièces du dossier préparatoire
qui posent problème et, par ricochet, c’est
la fonction même du dessin chez Castiglione
qu’il faudrait interroger. Charles Dempsey, dans
la recension de l’exposition monographique de
Philadelphie consacrée à l’œuvre graphique du
peintre génois, s’était demandé s’il ne fallait pas
considérer les dessins de Castiglione comme des
œuvres en soi conçues comme des montages de
figures issues du répertoire de l’artiste. Dempsey
parlait plus particulièrement des dessins associés
au tableau célébrant la famille des Gonzague-
Nevers. Ces remarques peuvent être utilisées
comme une hypothèse de travail. Si l’on
compare en effet entre eux les trois dessins
existants[6], on constate que tous trois développent
des idées de disposition différentes pour
chacune d’entre elles, comme s’il s’agissait de
trois compositions différentes. Le dessin de
Budapest montre ainsi une ordonnance dans le
sens de la hauteur. On pourrait croire qu’il est coupé. Il n’en est rien. Les trois figures y sont
dessinées en entier selon une disposition différente
à la fois des peintures et des autres dessins.
Les deux dessins de Windsor et de Hambourg
développent en revanche une composition dans
le sens de la longueur. Seul le dessin de Windsor
pourrait être considéré comme une étude préparatoire
en lien direct avec les deux peintures. Car
à quelques détails près, la disposition générale y
est trouvée. Quant au dessin de Hambourg, il est
à se demander s’il ne prépare pas un autre
tableau tant l’expression de l’idée générale se
trouve modifiée et nuancée. C’est ainsi que la
figure masculine assise ne désigne plus le groupe
de la femme à l’enfant mais une sorte de
monument funéraire, sur lequel sa main est en
train de tracer des lettres, rapprochant du coup
la composition du tableau octogonal intitulé
Temporalis Aeternitas, lequel tableau[7] forme un
pendant avec la version de même format de
l’Allégorie des Gonzague. Il ne s’agit plus là de
célébrer les vertus de la famille ducale et de glorifier
sa descendance assurée, mais d’inviter à
méditer sur le temps qui passe et sur la mort
(c’est le thème poussinien des bergers d’Arcadie).
Mais c’est peut-être là que réside le « génie » de
Castiglione (pour reprendre le titre d’une de ses
eaux-fortes datant de 1648, où il se représente
en jeune homme tenant la trompette de la
Renommée, dans une pose qu’il réutilisera pour
la figure masculine de gauche présente sur les
dessins et les tableaux), capable de jouer sur les
dispositions afin de varier et d’enrichir les sens
possibles de ses inventions, capable aussi de
recycler des dispositifs iconographiques appartenant
à d’autres sujets. Il n’avait été ainsi
jamais remarqué que la disposition des figures
de la version en longueur reprenait celle du
Repos pendant la fuite en Égypte. Ce déplacement
et ce transfert de dispositif ne s’effectuent
pas seulement dans un sens stricto sensu formel.
Le mouvement qui s’opère entre les deux
ordonnances s’accompagne tout autant du
transfert partiel de son contenu sémantique.
Castiglione associe ainsi implicitement, de
manière typologique pourrions-nous dire, les
figures de la famille ducale avec celles de la
famille de l’Enfant Jésus. Tout comme la Vierge
et Joseph se reposent, après que l’Enfant eut
échappé au massacre ordonné par Hérode et
après avoir acquis la certitude que sa vie est
sauve, Carlo II Gonzaga Nevers, 9e duc de
Mantoue, et sa femme la duchesse Isabella
Clara, posent dans un cadre naturel avec leur
fils Ferdinando Carlo né en 1652, dormant sur
les genoux de sa mère. La figure allégorique du
duc désigne d’un geste ostentatoire, placé juste
au centre du tableau, l’enfant, qui assure à la
maison régnante des Gonzague-Nevers sa
descendance, l’héritier qui permet au couple,
en fait, de pouvoir se reposer, entouré de tous
les objets symboliques associés à leurs vertus et
à celles de l’enfant (les fleurs et les fruits : la
beauté et la fécondité de la duchesse ; la
trompette et le laurier : la renommée et la gloire
du duc ; les instruments des sciences et des arts,
sa vie contemplative…).
E. Gavazza date le tableau (version en longueur)
du début des années 1660 ; le dessin de
Grenoble doit dater des mêmes années.
[1] Gênes, collection particulière.
[2] Gênes, collection particulière.
[3] Windsor Castle, Royal Library, inv. 4052.
[4] Budapest, SzépmüvészetiMùzeum, inv. 2296.
[5] Hambourg, Kunsthalle, Kupferstichkabinett, inv. 21565.
[6] Nous laissons de côté la feuille d’études d’Oslo combinant plusieurs groupes de figures mis en relation avec plusieurs compositions peintes.
[7] Los Angeles, J. Paul GettyMuseum.