Paysage avec un arbre au premier plan à senestre

Ce dessin porte une attribution ancienne à
Domenico Riccio, dit Domenico Brusasorci
(1516-1567). Nous l’avions conservée en un
premier temps. Les dessins de paysage, quand ils
sont attribués à des artistes véronais et vénitiens,
à l’exception toutefois de ceux de Domenico
Campagnola, facilement identifiables dans leur
facture et conception d’ensemble, restent des
problèmes quasi insolubles. Dans l’œuvre du
peintre véronais Domenico Brusasorci, dominé
par des peintures d’histoire (fresques pour la
voûte du chœur de S. Stefano, pour l’église de la
Santa Trinità à Vérone, tableau d’autel pour le
dôme de Mantoue), prennent place aussi des
peintures de paysage. Sa réputation dans ce
domaine était établie. Il avait ainsi réalisé au
palais épiscopal de Vérone en 1567 des vues
paysagères et, quelques années auparavant, en
1550, il avait peint sur des petits panneaux, des
paysages comportant des scènes bibliques pour
la sacristie de Santa Maria in Organo toujours à
Vérone, et en 1551, sur les murs de la première
salle de l’étage noble de la villa Del Bene à
Volargne, entre des atlantes feints, d’imposantes
vues dominées par des montagnes occupant, au dessus
d’une frise en hauteur d’appui, la totalité
de l’espace. Cette expérience reconnue de peintre
paysagiste explique que l’on a pu lui attribuer ce
dessin à la plume et à l’encre brune. Mais à
Vérone, avant que Véronèse n’exerce son ascendant
stylistique sur la communauté des peintres
de la ville, Brusasorci n’est pas le seul à peindre
des paysages, Battista d’Angolo, dit Battista del
Moro (c. 1514 – c. 1574), son contemporain,
travaille lui aussi dans ce genre. Les fresques qu’il
réalise à la villa Emo-Capodilista à Monselice
montrent une très grande sensibilité dans l’évocation
de chacune des caractéristiques des quatre
saisons en matière de couleur, de lumière, de
végétation. L’influence nordique, comme cela a
été noté à plusieurs reprises, se fait grandement
sentir dans la construction de l’espace – on a
même rapproché ses paysages de ceux de
Bruegel ; sans aller jusque-là, on peut évoquer le
nom d’un certain Luca Fiammingo, spécialisé
dans la représentation de « paesi » (« pays »), qui
travailla à Mantoue et dont le travail fut
sûrement apprécié. Brusasorci fut tout autant
sensible que Battista del Moro à une telle conception
de l’espace, presque illimité dans son
étendue, courant et s’élevant progressivement
pour atteindre un ciel tout en hauteur.
Le dessin de Grenoble fait écho à certains
procédés de présentation et de cadrage, visibles
sur la plupart des fresques de Domenico Brusasorci
et de Battista del Moro : un arbre au premier
plan fait office de repoussoir, des fabriques
couronnent un mont, le ciel domine le tout.
Ces procédés, toutefois, ne sont pas propres au
paysage véronais. Le Vicentin Giovanni Battista
Pittoni il Vecchio, dit Battista Vicentino (c. 1520
– après 1583), connu surtout pour son activité
de graveur et d’illustrateur – il est notamment
l’auteur d’un des premiers recueils de paysage à
l’antique publié à Venise en 1551 –, conçoit ses
vues graphiques selon les mêmes termes dispositionnels
et manie la plume de manière comparable.
Un dessin conservé au Louvre nous
semble particulièrement proche[1]. Mais Pittoni
est loin d’être le seul à travailler de cette
manière. Si le dessin portait une attribution
ancienne à Polidoro da Caravaggio, ou à un
artiste nordique établi à Venise ou ailleurs, force
est de reconnaître que nous l’aurions prise en
considération, voire suivie. Si nous pensons au
nom de Polidoro, c’est parce qu’est conservé au
département des Arts graphiques du musée du
Louvre un dessin longtemps classé parmi les
anonymes vénitiens de la fin du XVIe siècle. Ce
dessin représente bien entendu un paysage. Il
est réalisé à la plume et à l’encre brune dans un
format en hauteur ; un arbre occupe le centre
de la composition, la partageant en deux de part
et d’autre de laquelle sont placés des édifices
all’antica, s’étageant dans l’espace. De multiples
hachures structurent les élévations tant paysagères,
architecturales que nuageuses. Facture et
ordonnance générale sont comparables aux
caractéristiques du dessin de Grenoble.
H. Tietze et E. Tietze-Conrat en 1937 proposèrent
de l’attribuer à Véronèse en le datant des
années 1560. En 1944, ils révisèrent leur avis et
émirent l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de
l’œuvre d’un artiste de l’entourage de Véronèse,
proche de Domenico Brusasorci, jugement
prenant appui sur les peintures de Santa Maria
in Organo. Récemment, N. Dacos est revenue
– en partie – sur l’hypothèse vénitienne en
proposant de l’attribuer au peintre hollandais
Lambert Sustris (c. 1515 – après 1591), qui
s’installa en Vénétie vers 1535 et y réalisa des
paysages, dans des villas suburbaines, d’inspiration
classique ponctués de ruines. Nous
n’avons nullement l’intention de remettre en
cause l’attribution actuelle à Polidoro, partagée
par tous les spécialistes de l’artiste. Il s’agit seulement de montrer combien une attribution,
quand elle ne repose pas sur des éléments
tangibles, fluctue au gré des prises de position
de chacun des connaisseurs et de ses centres
d’intérêt. Pour tel spécialiste du dessin vénitien
(les Tietze), le dessin sera vénitien, pour tel
autre spécialisé dans l’art nordique en Italie (B.
W. Meijer et N. Dacos), il sera l’œuvre d’un
artiste des anciens Pays-Bas, établi en Italie et
plus précisément à Venise, et pour les spécialistes
de Polidoro (A. Marabottini, L. Ravelli,
P. Leone de Castris), il sera considéré comme
l’un des rares témoignages de l’activité de
paysagiste du peintre, dans le domaine du
dessin à la plume et à l’encre brune.
Tant d’incertitudes (constatées), de revirements
(potentiels), de désaccords (prévisibles) – c’est
la leçon que nous tirons de ce dessin, donné à
Polidoro par les spécialistes de Polidoro, et à un
artiste vénitien, par les spécialistes du dessin
vénitien – font que nous préférons laisser le
paysage de Grenoble dans l’anonymat.
[1] Inv. 5589. L’attribution n’est cependant pas certaine. Elle est due à Hélène Sueur.
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