Visages et silhouettes marocains

L’événement capital de ce voyage au Maroc, la réception officielle de la délégation diplomatique par le sultan Moulay Abd er-Rahman, a enfin lieu à Meknès le 22 mars, au pied des murailles de la ville impériale. Après presque un mois et demi d’attente à Tanger, dix jours d’un long périple à cheval vers l’intérieur des terres et un confinement d’une semaine à Meknès, dans la résidence affectée à la délégation française, cette cérémonie cruciale d’une heure environ ne donne lieu chez Delacroix qu’à un modeste récit dans le carnet dit « de Meknès », accompagné de rapides croquis. « De la porte mesquine et sans ornements qui est ci-dessus (croquis) sont sortis d’abord à de courts intervalles de petits détachements de huit à dix soldats noirs en bonnet pointus qui se sont rangés à gauche et à droite. Puis deux hommes portant des lances. Puis le roi qui s’est avancé vers nous et s’est arrêté près[1]. » Delacroix se lance ensuite dans une description précise du monarque et de son costume, du harnachement de sa monture et du parasol d’apparat qui marque sa condition impériale, concluant ainsi son récit : « Après avoir répondu des compliments d’usage et être resté plus qu’il n’est d’ordinaire dans ces réceptions, il a ordonné à Muchtar de prendre la lettre du roi des Français et nous a accordé la faveur inouïe de visiter quelques-uns de ses appartements[2]. » Cette très belle feuille d’études à la plume et à l’encre brune est à mettre en relation avec cette cérémonie officielle que Delacroix commémorera treize ans plus tard dans une toile monumentale, présentée au Salon de 1845 : Moulay Abd er-Rahman, sultan du Maroc, sortant de son palais de Meknès, entouré de sa garde et de ses principaux officiers. On reconnaît, dans le cavalier juché sur sa monture à droite de la feuille, la figure du sultan Moulay Abd er-Rahman car, comme nous l’apprend Delacroix dans une lettre du 23 mars adressée à son ami Pierret, « il reçoit son monde à cheval lui seul, toute sa garde pied à terre »[3]. Le visage au menton pointu, orné d’une légère barbe, en haut à gauche, est très probablement aussi une étude pour la figure du monarque. Elle est très proche en effet d’un autre croquis à la plume et à l’encre brune de Moulay Abd er-Rahman, conservé au Louvre (RF 9389). Les deux personnages de dos, rapidement tracés à la pointe du pinceau, se retrouvent presque identiques dans le tableau à droite, faisant face au souverain. Dans un croquis ornant le folio 92 du carnet de Meknès[4], Delacroix note sommairement la disposition des protagonistes de la cérémonie, sans doute quelques heures après son déroulement. Ces deux personnages y figurent dans une attitude identique, face au souverain à cheval. Grâce au livret rédigé par Delacroix pour accompagner la présentation de son tableau au Salon de 1845, on sait que « le personnage le plus en avant et qui tourne le dos au spectateur, est le caïd Mohamed ben-Abou, un des chefs militaires les plus considérés »[5]. On reconnaît aussi l’homme drapé d’un ample haïk qui s’enroule autour de son cou, en bas à droite de la feuille, avec des indications de couleurs « clair » et « bleu » : il s’agit du dignitaire marocain placé à la droite du sultan et que Delacroix identifie comme Muchtar, un de ses ministres[6]. Enfin, un visage au nez busqué et aux lèvres charnues revient à trois reprises, de trois quarts, de profil et de face, en haut au centre et en bas à gauche. Ce visage remarquable est celui d’« Amyn Bias, administrateur de la douane », comme le nomme Delacroix dans sa description du tableau^7. Il se trouve à l’extrême gauche de la toile, légèrement dans l’ombre. Son profil est aisément reconnaissable. Un dessin au crayon graphite, signalé par Maurice Arama, montre cinq études de ce même visage au caractère affirmé. De son vrai nom Sidi Ettayeb Bias, ce dignitaire, que Delacroix croise dès son arrivée à Tanger, revient à de nombreuses reprises dans les notes dont il couvre ses carnets. Le 25 janvier, il aperçoit pour la première fois celui qu’il décrit comme « une espèce d’administrateur de la douane, personnage très influent dit-on »[8]. En fait, Bias est un conseiller particulier du sultan et se charge à Tanger des négociations préliminaires avec la délégation française qu’il escorte ensuite jusqu’à Meknès[9]. Les dessins préparatoires au tableau du Salon de 1845 sont de deux sortes : les études réalisées sur place à Meknès en 1832, et les feuilles dans lesquelles l’artiste tente, treize ans après, de revivre l’événement pour fixer la composition finale de son tableau, faisant disparaître au passage toute présence des diplomates français. Par sa rapidité d’exécution, la présence du portrait d’Amin Bias sous tous les angles de vue et surtout les indications de couleurs, cette feuille a très certainement été croquée sur place en 1832, sur le vif ou de mémoire dans les heures qui suivent la cérémonie.
[1] Eugène Delacroix, Carnet de voyage au Maroc, Louvre, département des Arts graphiques, RF 1712 bis, 34.
[2] Ibid., RF 1712 bis, 35.
[3] Correspondance générale d’Eugène Delacroix, op. cit., p. 323.
[4] RF 1712 bis, 88.
[5] Cité dans cat. exp. Une passion pour Delacroix, La collection Karen B. Cohen, Paris, musée national Eugène Delacroix, Paris, Musée du Louvre éditions, 2009, p. 89.
[6] Ibid. : « À la droite de l’empereur sont deux de ses ministres ; le plus près de lui est Muchtar, qui était son favori. »
[8] Cité dans Hannoosh, 2009, t. I, p. 106.
[9] Delacroix fera de Sidi Ettayeb Bias de nombreux dessins et croquis, en particulier une très belle aquarelle offerte au comte de Mornay et conservée aujourd’hui au Louvre, département des Arts graphiques, RF 4612.
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