La Pièce perdue

Ludovic-Napoléon LEPIC
1868
90 x 115 cm
Crédit photographique :
Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Acquisition :
Don Ludovic-Napoléon Lepic en 1868

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C’est à la grande désolation des siens que Ludovic Napoléon Lepic, issu d’une famille d’illustres soldats[1], renonce à la carrière des armes pour celle des arts au début des années 1860. Il s’inspire, dans La Pièce perdue, d’une lithographie de Géricault intitulée Le Cheval mort (conservée à l'École supérieure des beaux-arts de Paris), qui représente, à travers une suite de cinq feuilles, le cycle de vie des chevaux dans le monde paysan. Mais si Lepic reprend le motif principal du cheval défunt, il ne se livre pas à une copie servile du modèle[2]. En ajoutant le décor de neige et la pièce d’artillerie, il convertit le tragique agraire en drame militaire. Ludovic Lepic n’a que très rarement représenté le monde de la guerre. On sait pourtant qu’il griffonne des charges militaires dès sa petite enfance et qu’il collectionne les armes – son atelier est plein des sabres d’Eylau. Il voue une profonde admiration à deux grands peintres militaires, Édouard Detaille et Ernest Meissonnier. Mais dans une production dominée par les marines et les toiles animalières, La Pièce perdue fait figure d’exception. Une des pistes de lecture de l’œuvre pourrait être autobiographique. Le décor funèbre évoque la charge héroïque de son grand-père à Eylau, nom qu’il donne à sa fille née en 1868, un an après la création de ce dessin. Par ailleurs, la pièce d’artillerie est particulièrement originale. Lepic s’inspire ici d’un modèle réduit de fantaisie conservé au musée de l’Armée et reconnaissable à son ornementation allégorique du dieu Mars, de la Paix et de la Victoire. Lorsqu’il envoie cette aquarelle de grand format au Salon de 1868, le jeune Lepic a encore peu pratiqué cette technique[3], qu’il emploiera presque exclusivement dans les années 1870-1872 lors de son séjour à Naples et à Genève, avant de l’abandonner presque complètement. Ce paysage de neige, dominé par les bruns et les blancs, est pénétré d’une profonde mélancolie. Contrairement aux impressionnistes, qu’il fréquentera par l’intermédiaire de son ami Degas, Lepic « n’est pas le peintre du soleil et des verts paysages »[4]. « L’homme est gai, l’artiste ne l’est pas », écrit Gustave Goetschy, dans La Vie moderne en 1881, « toutes ses toiles disent l’abandon, la solitude, la misère ou la mort. » Dans la lettre qui accompagne le don du dessin au musée de Grenoble en 1868[5], Ludovic Lepic intitule son aquarelle La Pièce perdue, modifiant le titre donné au Salon l’année précédente, La Pièce démontée, par référence à la pièce d’artillerie, rendue après le combat aussi inopérante que le chariot qui la supporte et le cheval qui l’entraîne. L’année suivante, il est nommé par le maire de Grenoble, Thomas Vendre, « correspondant du Musée de peinture de la ville de Grenoble à Paris et délégué officiel de l’administration municipale pour les intérêts de ce musée »[6], probablement pour avoir des relais d’influence à Paris.


[1] Son grand-père, nommé baron d’Empire en 1809, est un héros de la bataille d’Eylau. Intime de Napoléon III, son père Louis Joseph Lepic occupe des fonctions de premier plan sous le Second Empire puisqu’il est nommé Premier maréchal des logis de la maison de l’Empereur en 1858 et surintendant des palais impériaux en 1867.
[2] Tout juste sorti de l’atelier de Cabanel, Lepic copie encore beaucoup les maîtres, notamment Géricault, dont il a déjà fidèlement gravé une huile sur papier en 1861, Chien en colère, Paris, musée du Louvre.
[3] On peut supposer qu’il y est initié dans l’atelier de ses maîtres Wappers, Verlat et Jadin, tous aquarellistes chevronnés.
[4] Gustave Goetschy, « Ateliers et vitrines, V – Lepic », in La Vie moderne, 3 décembre 1881.
[5] Archives du musée. Ce don témoigne de l’intérêt précoce de l’artiste pour la région. Le père de Ludovic Lepic organise toutes les festivités du rattachement de la Savoie à la France en 1860. Il est probable que Ludovic y participe. Une trace d’un séjour à Aix-les-Bains, datant de 1863, laisse supposer qu’il s’y rend de façon régulière. C’est d’ailleurs dans cette ville qu’il fondera un musée d’archéologie à son nom, après avoir entrepris des fouilles dans la région entre 1869 et 1872. En 1866, il épouse Joséphine Barral, dont la puissante famille est implantée depuis le XIVe siècle dans le Dauphiné.
[6] Archives municipales, cote 2 R 237. Cette nomination d’opportunité témoigne de l’importance des familles Barral et Lepic aux yeux de la municipalité qui saisit l’occasion de nommer un ambassadeur capable de susciter des dépôts et des dons, au moment où le musée s’apprête à emménager dans de nouveaux locaux, sur l’actuelle place de Verdun. C’est probablement par l’entremise de la famille Barral, ou peut-être de Léonce Mesnard, que le don au musée est conclu. Le maire de l’époque, Jean-Thomas Vendre, fervent défenseur de Napoléon III, s’est particulièrement impliqué dans la destinée du musée de Grenoble puisque c’est durant son mandat (1865-1870) qu’est construit le nouveau musée-bibliothèque de la ville.

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