Siège de bureau de Léon de Beylié

Asie, Vietnam, Tonkin
fin XIXe siècle
113 x 57 x 45 cm
Crédit photographique :
VILLE DE GRENOBLE / MUSÉE DE GRENOBLE-J.L. LACROIX
Acquisition :
Legs de Léon de Beylié en 1914

Voir sur navigart

Bois laqué rouge et or
113 × 57 × 45 cm
163 × 143,5 × 82 cm
Legs de Léon de Beylié en 1914
MG 2010-0-39 et MG 2010-0-40

Ce fauteuil et ce bureau en bois laqué rouge et or constituent certainement les pièces maîtresses de la collection de meubles de Léon de Beylié telle qu’elle nous est parvenue et ce pour deux raisons. La première est l’attachement personnel de Léon de Beylié à ces pièces. En effet, réalisées selon ses propres croquis, elles font partie de l’ensemble qui doit constituer, à son retour en France, «sa future chambre» de style oriental. Cette idée germe dans la tête du collectionneur très peu de temps après son arrivée en Indochine, lors de la première campagne du Tonkin. Ces deux pièces peuvent donc être datées des années 1885-1886. La deuxième raison est la rareté de ce genre de pièces et leur originalité. Si l’on sait que la commande de meubles sur mesure aux artisans locaux était monnaie courante chez les premiers colonisateurs, en revanche, il ne reste aujourd’hui pour ainsi dire aucun témoignage de ce type de mobilier qui combinait éléments français et locaux .
Ces deux pièces apparaissent comme un condensé de la relation qu’entretient Beylié avec ses meubles. Commandées auprès des meilleurs artisans de Hanoï, elles sont représentatives de ce qui se faisait de mieux en matière d’artisanat local. Sans être en contradiction avec cette recherche de la « qualité authentique », elles sont le fruit d’une appropriation qui ne s’embarrasse pas toujours des codes et usages vernaculaires. Le bois laqué rouge et or était en effet réservé au mobilier impérial ou au mobilier de culte et Léon de Beylié n’hésite pas à les détourner de leur fonction pour un usage personnel. Par ailleurs, même s’il n’était pas difficile de se procurer du mobilier de culte comme le montre la correspondance de Beylié, les Européens préféraient les bois sombres ou laqués noirs et délaissaient ce mobilier dont les couleurs vives et les décorations souvent chargées n’étaient pas toujours appréciées.
Il est vrai que Léon de Beylié ne manque pas d’audace dans ses goûts. Bien que le siège adopte une forme de dossier et des pieds qui rappellent des modèles occidentaux, car on peut y voir une évocation lointaine du style Louis XV, les couleurs utilisées et la composition de son décor empruntent clairement à celles des trônes des empereurs d’Annam (comme on appelait le Vietnam à l’époque coloniale). Le motif du dragon, qui était initialement le symbole de l’empereur[1], est le motif principal du siège, décliné sous différentes formes, sur toutes les parties décorées du siège. Le dragon, dont le corps déployé parmi les nuages constitue en ajours le dossier, donne au siège toute sa majesté. On remarquera néanmoins que l’inspiration du modèle impérial n’a pas été jusqu’à figurer un dragon à cinq griffes, réservé strictement à l’empereur, il n’en comporte ici que quatre. En lieu et place du caractère « bonheur » (phuc), habituellement placé dans la gueule du dragon, se trouvent les armoiries de la famille de Beylié. Mais ce caractère est néanmoins présent : il a migré au-dessus de la tête du dragon, se substituant au disque solaire enflammé, habituellement représenté pour symboliser la famille impériale.
Le bureau de Léon de Beylié reprend la forme des tables d’offrandes ou des autels de culte auxquels ont été intégrés, sur la partie inférieure, des tiroirs, et sur la partie supérieure, un gradin comportant niches et tiroirs. Cette pièce est tout aussi ostentatoire que le siège que nous venons de décrire, mais cette fois-ci l’exubérance et la diversité de la décoration marquent le caractère exceptionnel de l’objet, et plus seulement l’affirmation du motif du dragon. L’artisan ou l’atelier d’artisans chargé de la réalisation du meuble a voulu démontrer toute la diversité de son répertoire décoratif et ce bureau pourrait presque représenter un florilège des motifs artistiques habituellement utilisés dans l’art des meubles vietnamiens. Ainsi, on ne retrouve pas moins de huit types de frises florales et géométriques différentes, depuis le simple motif à trois lobes dit la dê (fleur de ficus)[2] jusqu’au complexe lacis floral entourant le caractère stylisé tho (longévité) représenté en ajours dans le panneau latéral. Les décors animaliers sont aussi très divers. Au motif du dragon présent ici sur les pieds du meuble, et dont nous avons déjà parlé, s’ajoute son pendant féminin, le phénix (phung hoang). Ce symbole de l’impératrice, et plus largement symbole du féminin et de la paix, constitue ici le décor des tiroirs du secrétaire. La tortue, symbole de longévité, est présente de part et d’autre du fronton du meuble, à moitié cachée sous une feuille de lotus. Sont ainsi représentés trois des animaux formant l’ensemble traditionnel des quatre animaux sacrés (tu linh). Il ne manque ici que la licorne. À cela s’ajoute le motif de la chauve-souris sur la frise de la partie basse du meuble et sur les deux tiroirs du gradin. Il est l’un des motifs les plus représentés de l’art vietnamien. Son nom sino-vietnamien de phuc est homonyme du mot bonheur et symbole de la félicité. Le fronton du secrétaire est orné d’un cartouche de caractères encadré de fleurs de chrysanthème (cuc) qui paraît être une transcription en caractères du nom de Beylié : ainsi on peut lire les syllabes des caractères DoÐo’ (de), (Bey), Li (li), et enfin Ê _(é)[3]. Enfin, deux tableaux représentant d’une part une pivoine et une aigrette (don hac) et d’autre part un prunier et un argus (mai tri_) décorent la partie haute du meuble. Ces scènes représentant un animal associé à une plante étaient très répandues et codifiées. Elles étaient plutôt réservées au mobilier domestique ou à la peinture d’agrément. Leur représentation sur un mobilier laqué rouge et or réservé habituellement au culte est donc inhabituelle et renforce le caractère éclectique de ce meuble.


[1] À l’origine, l’usage du motif du dragon était strictement réglementé par des lois somptuaires. Différents modes de représentations (plus ou moins travaillées, avec plus ou moins de détails, formes) correspondaient à un usage différent selon les catégories sociales. À l’époque de Beylié néanmoins, sa représentation était déjà plus démocratisée. Il n’en reste pas moins que la façon dont le dragon est représenté ici, doré et entièrement déployé, renvoie à une catégorie sociale très élevée.
[2] Ce motif est aussi parfois appelé vân kiên (épaule nuage) du nom d’un ornement qui était sur les habits des soldats ou tam son (trois nuages).
[3] Tous mes remerciements à Mme Phan Thanh Thuy, professeur à l’université Paris 7 Denis-Diderot pour cette traduction, ainsi qu’à Alexandre Lê de l’École française d’Extrême-Orient.

Découvrez également...